Après une brillante première campagne en Formule 1, l’équipe d’Eddie Jordan a glissé jusqu’au fond du peloton, frôlant plusieurs fois la banqueroute. Le directeur technique Gary Anderson et son groupe d’ingénieurs talentueux n’avaient pas oublié comment concevoir une voiture compétitive, la svelte et agile Jordan 191 n’était pas le produit d’un coup de chance, mais les exigences technologiques de la Formule 1 ne correspondaient pas aux maigres moyens financiers de l’équipe. La situation a toutefois changé en 1994.
C’est au cours de cette saison tragique que la FIA de feu Max Mosley s’est efforcée de se débarrasser des systèmes électroniques ayant augmenté la vitesse des voitures à un niveau potentiellement dangereux et relégué les compétences des pilotes au second plan. Parmi les mesures prises, l’on trouvait dans le règlement une phrase qui y figure encore aujourd’hui : « Le pilote doit conduire la voiture seul et sans aide. »
L’interdiction de l’antipatinage, du « launch control » et, tout particulièrement, de la suspension active, a eu un effet pervers et inquiétant. La majorité des équipes de pointe étaient déjà bien avancées dans le développement aéro pensé autour de la suspension active. Privées de ces aides, leurs voitures produisaient un appui moins constant et le comportement en piste était intrinsèquement moins prévisible.
Cela ne veut pas dire qu’il existe un lien entre le changement de règlement et les accidents, dont deux mortels, qui ont marqué la saison 1994. Dans son autobiographie, Max Mosley avait balayé avec un dédain patricien cette idée en la qualifiant de « point post hoc classique » et de « déduction extrêmement stupide ».
Mais ce changement a bien révélé des voitures sensibles sur le plan aérodynamique, et plusieurs pilotes, dont Ayrton Senna, se sont plaints de leur plus grande nervosité. Mais les équipes qui n’avaient pas les moyens d’investir dans des systèmes électroniques sophistiqués pendant la course à l’armement du début des années 1990, comme Jordan – qui avait un système d’antipatinage Lucas standard en 1993 –, ont été moins impactées par les nouvelles règles.
Pour Eddie Jordan, l’un des plus grands débrouillards de la F1, le simple fait de mettre ses voitures sur la grille de départ était un exploit. Il a été difficile de payer les factures du motoriste Ford en 1991, bien qu’il ait reçu une valise bien remplie de la part de Mercedes pour avoir donné un volant à Michael Schumacher, et le passage requis à un V12 Yamaha gratuit en 1992 a fait des dégâts sur le long terme.
La voiture a dû être rallongée pour accueillir le plus gros moteur, dont la fiabilité et la puissance étaient médiocres. Stefano Modena, l’un des deux pilotes titulaires, avait même comparé le bloc Yamaha à une machine à coudre… Et l’absence de résultats signifiait moins de revenus.
Eddie Jordan est passé à des moteurs Hart en 1993, ce qui a permis de remettre son équipe sur de bons rails.
Le moteur gratuit s’est donc avéré… très coûteux. Au Grand Prix de Saint-Marin 1992, cinquième manche de la saison, où Stefano Modena s’est qualifié 23e sur 26 et son coéquipier Mauricio Gugelmin 18e, Gary Anderson s’est entretenu avec une vieille connaissance autour d’un verre de vin.
Brian Hart, un motoriste avec la réputation de faire fructifier ses maigres ressources, à l’instar d’Eddie Jordan, couvait un nouveau projet. Au cours des années précédentes, une grande partie de ses activités consistait à fournir à ses clients des moteurs Cosworth DFR et HB préparés. Il venait désormais de concevoir un moteur V10 de 3,5 litres, mais encore fallait-il trouver un client pour passer aux étapes de fabrication et de développement.
Gary Anderson et Eddie Jordan ont visité l’usine Hart Racing Engines à Harlow, au nord de Londres, ont aimé ce qu’ils ont vu et ont conclu un accord. Compte tenu de la situation financière de l’équipe, les fonds disponibles permettaient à peine de lancer la production du moteur. Brian Hart a dû réduire la taille de son entreprise pour que le programme soit à peu près viable.
Malgré le bal des pilotes payants dans la deuxième voiture, un châssis basé sur celui de 1992 et peu d’essais, la Jordan-Hart de la saison 1993 a été plus compétitive que sa devancière, obtenant trois points au lieu d’un… et manquant une seule fois la qualification (au Grand Prix du Brésil, l’échec ayant mis fin à la carrière d’Ivan Capelli) contre quatre fois en 1992.
Rubens Barrichello, la nouvelle recrue qui avait battu David Coulthard, pilote d’essais Williams, dans le championnat britannique de Formule 3 en 1991, avait tout d’une future star. Pour le Grand Prix d’Europe, à Donington, il s’était qualifié 12e, remontant en quatrième position dès la fin d’un premier tour détrempé, mais tous les regards étaient rivés sur les exploits d’Ayrton Senna. Son compatriote tenait le podium avant que sa pression de carburant ne chute à six tours du but.
Outre divers problèmes de fiabilité, la Jordan 193 a été freinée par sa tendance à surmener ses pneus en course. Plusieurs changements ont été faits avec le modèle suivant, la 194, Gary Anderson ayant allongé l’empattement de 145 mm et persuadé Brian Hart d’abaisser et d’alléger le V10. En plus de détails autour des pontons et du capot moteur, la F1 présentait un nez sensiblement différent de celui de la 193, plus plongeant, qui rappelait les deux premières Jordan.
Chez les pilotes, Rubens Barrichello était de nouveau associé à Eddie Irvine, qui avait rejoint l’équipe lors du Grand Prix du Japon l’année précédente et s’était attiré les foudres d’Ayrton Senna. Ceux qui ont travaillé avec l’Irlandais ont tendance à le décrire comme « un personnage », et sa relation avec Rubens Barrichello, jamais chaleureuse, est devenue conflictuelle en fin d’année.
Irvine a été conservé pour 1994 mais sa saison a mal commencé, avec un accident et une suspension.
Ces deux individus n’étaient proches ni par le tempérament ni par le pilotage. Rubens Barrichello avait le style classique de Jackie Stewart dans sa fluidité mais essayait, sans succès, de s’adapter au freinage du pied gauche, qui devenait de rigueur à l’époque de la boîte de vitesses semi-automatique. Eddie Irvine était plus réactif, heureux de s’accommoder d’une voiture rigide et nerveuse si c’était là qu’il sentait que du temps pouvait être gagné.
Mais la saison de Jordan a été bouleversée dès le départ. Alors que Rubens Barrichello prenait la quatrième place à domicile pour la manche d’ouverture de la saison, Eddie Irvine était impliqué dans un carambolage lui ayant valu une suspension.
Jos Verstappen (Benetton) s’était décalé pour le dépasser alors que les deux hommes fondaient sur la Ligier d’Éric Bernard. Eddie Irvine s’est alors déporté à gauche pour avaler la Ligier alors que Jos Verstappen était à ses côtés, obligeant le Néerlandais à réagir en s’écartant davantage. Mais Éric Bernard tournait lui aussi à gauche pour éviter la McLaren de Martin Brundle, au ralenti en raison d’une casse moteur.
En conséquence, Jos Verstappen s’est retrouvé dans l’herbe, a perdu le contrôle de sa Benetton, a percuté les trois voitures et s’est retrouvé les quatre fers en l’air, tandis que Martin Brundle a reçu un coup de la roue arrière droite de la B194 sur le casque.
Cet accident a été provoqué par plusieurs facteurs malheureux, mais Eddie Irvine s’était déjà forgé une réputation de bad boy dans le paddock après son altercation avec Ayrton Senna, fin 1993. Il a donc été pris en exemple et, lorsque l’équipe a fait appel de la sanction, sa suspension est passée d’une à trois courses, Max Mosley faisant ainsi passer le message qu’aucun dissentiment ne serait toléré.
Au Grand Prix suivant, à Aida, Aguri Suzuki a pris la place d’Eddie Irvine tandis que Rubens Barrichello a décroché son premier podium en catégorie reine. Compte tenu de l’écart entre les équipes de pointe et le reste de la grille, le pilote brésilien avait un tour de retard sur les deux premiers, Michael Schumacher et Gerhard Berger, et devait probablement son podium à l’accrochage du départ entre Ayrton Senna, Mika Häkkinen et Nicola Larini.
Si tôt dans la saison, des rumeurs sur l’utilisation par certaines équipes de l’antipatinage ou du launch control, ou des deux, circulaient déjà, mais rien qui ne puisse être prouvé.
Le week-end noir d’Imola a suivi, au cours duquel Roland Ratzenberger et Ayrton Senna ont perdu la vie sur la piste et où Rubens Barrichello a eu un accident particulièrement violent en essais. Étonnamment, le pilote Jordan était de retour dès la manche suivante, à Monaco, où un accident ayant plongé Karl Wendlinger dans le coma a soulevé de nouvelles questions sur la sécurité.
À la suite de la mort d’Ayrton Senna, Mosley s’est occupé de ralentir les voitures et de mettre en place des mesures pour rendre les circuits plus sûrs. La première étape a été mise en œuvre en Espagne, où la taille des diffuseurs et des plaques d’extrémités de l’aileron avant a été réduite. Plus tard, la puissance du moteur a été abaissée, avec une méthode plutôt rudimentaire consistant à découper une partie de la boîte à air, et la hauteur de caisse a été contrôlée par l’ajout d’une planche, qui subsiste encore aujourd’hui.
La mort de Senna à Imola a entraîné des changements radicaux sur les voitures, et la Jordan 194 est devenue plus performante.
Cinquième sur la grille de départ à Barcelone, Rubens Barrichello a tout perdu en partant en tête-à-queue, mais Eddie Irvine, de retour, s’est classé sixième. D’autres points ont été inscrits avant le Grand Prix de Hongrie, où les pilotes Jordan se sont télescopés dans le premier tour après s’être qualifiés dans le top 10.
Quinze jours plus tard, la météo belge a redistribué les cartes à Spa-Francorchamps. Les qualifications d’alors étaient réparties sur deux séances, une le vendredi et une le samedi, la grille de départ étant déterminée par le meilleur temps global de chaque pilote. La pluie s’est invitée le vendredi avant de se calmer dans l’après-midi, mais la piste était encore trop détrempée pour les pneus slicks… du moins, c’est ce que croyaient la majorité des équipes.
Gary Anderson a parié sur les pneus slicks en fin de la séance, envoyant Rubens Barrichello et Eddie Irvine en piste avec ces gommes-là, l’Irlandais prenant le quatrième temps et le Brésilien la pole provisoire ! Une averse le lendemain a figé et validé le classement. Le pilote et Jordan tenaient leur première pole position en F1.
Le jour de la course, sur le sec, les Jordan ont eu du mal à tenir le rythme des Williams et des Benetton, plus rapides, et Rubens Barrichello est sorti de la piste avant la mi-course. Eddie Irvine a quant à lui atteint le 40e tour avant que son alternateur ne tombe en panne.
Jordan a toutefois marqué des points lors de toutes les manches restantes, ce qui lui a permis de se classer cinquième du championnat constructeurs et à Eddie Jordan de revoir ses attentes à la hausse. D’autant plus qu’il venait de conclure un accord qui, espérait-il, élèverait son équipe au plus haut niveau…
En octobre, McLaren a mis fin à sa relation avec le motoriste Peugeot avec trois ans d’avance. Cette rupture a été présentée publiquement comme une séparation à l’amiable, fondée sur des « objectifs commerciaux à long terme » différents ayant incité les deux parties à « rechercher d’autres arrangements compatibles avec leurs plans stratégiques ».
En réalité, Ron Dennis, le patron de McLaren, avait douloureusement réalisé que Peugeot n’allait jamais concevoir un moteur capable de gagner des Grands Prix – terminer une course était déjà un exploit – et a préféré piocher chez Sauber pour s’emparer du moteur Mercedes, rebadgé Ilmor. Peugeot s’est remarié avec Jordan, qui croyait qu’un accord avec le constructeur automobile serait synonyme de plus gros investissements et ressources techniques.
Aussi séduisant que cela puisse paraître, d’autant plus que la capacité des moteurs allait être réduite à trois litres, la fiabilité du moteur Peugeot a continué de faire défaut en 1995 et lors des saisons suivantes. Au final, Jordan a enchaîné trois années de performance sporadique, de casses moteur fréquentes et de reproches mutuels avant de changer à nouveau de fournisseur, à savoir Mugen-Honda, pour enfin atteindre la victoire.
Jean-Pierre Jabouille, représentant de Peugeot F1, s’entretient avec Jordan, qui va récupérer le V10 français en 1995.
La Jordan 194 en chiffres
Départs : 32
Victoires : 0
Pole positions : 1
Meilleurs tours : 0
Podiums : 1
Points : 28
La Jordan 194 côté technique
Châssis : Monocoque en fibre de carbone
Suspensions : Double triangles avec ressorts et amortisseurs actionnés par poussoirs
Moteur : V10 atmosphérique Hart 1035
Cylindrée : 3499 cm3
Puissance : 700 ch à 13 000 tr/min
Boîte de vitesses : Semi-automatique, six rapports
Freins : Disques en carbone (avant et arrière)
Pneus : Goodyear
Poids : 595 kg
Pilotes : Rubens Barrichello, Eddie Irvine, Aguri Suzuki, Andrea de Cesaris
La saison 1994 de Jordan n’est pas la plus mémorable, mais c’est cette année-là que l’équipe a décroché son premier podium et sa première pole.
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