Depuis le déclenchement de la pandémie de Covid-19, la métaphore guerrière ne cesse d’être brandie comme une arme politique. Qu’il s’agisse de lutter contre le virus, la drogue, le chômage ou encore le déficit budgétaire, le discours politique est saturé de références au combat. La politique elle-même est devenue une « arène », un « champ de bataille » où il faut désigner clairement l’ennemi et promettre la « victoire » des uns et la « défaite » des autres.
À la suite de l’invasion de l’Ukraine et des menaces proférées par Trump d’abandonner la défense européenne, cette rhétorique est passée du simple outil de communication à une véritable orientation de l’action publique. Inscrite dans une longue tradition, la métaphore guerrière sert à préparer les esprits à la « mobilisation » et au « sacrifice ».
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À la veille de la fête nationale, le président Macron a annoncé une augmentation de 6,5 milliards d’euros des dépenses militaires sur les deux prochaines années — pour atteindre 64 milliards d’euros en 2027 — face à des menaces allant de la Russie à la prolifération nucléaire. De son côté, Ursula von der Leyen a présenté un plan d’investissement de 800 milliards d’euros pour la défense de l’UE à l’horizon 2030. Ce plan inclut des prêts de 150 milliards d’euros pour les États membres et permet de contourner les règles budgétaires de l’UE pour les dépenses de défense alors que, selon l’International Peace Research Institute, ces dépenses ont atteint un niveau plus élevé qu’à la fin de la guerre froide.
Sur le plan national, le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, vient d’annoncer son souhait de professionnaliser davantage la réserve militaire afin de pouvoir mobiliser jusqu’à 100 000 réservistes. Mobiliser un tel nombre de réservistes nécessite non seulement des ressources considérables, mais engage aussi des citoyens dans une dynamique de service potentiellement quasi obligatoire.
Absence de débat public
Cette militarisation croissante se fait, de surcroît, sans véritable débat public, sans délibération ni consultation populaire. Elle s’impose comme une évidence dans un continent pourtant marqué au fer rouge par les conflits armés : les deux guerres mondiales ont causé plus de soixante-dix millions de morts, sans compter les innombrables blessés et les victimes indirectes. Or, pour la première fois dans l’histoire contemporaine, aucun dirigeant européen en exercice n’a connu personnellement la guerre. La mémoire des conflits s’efface progressivement. Dans le même temps, la montée du populisme nationaliste aux États-Unis et des démocraties illibérales en Europe renforce une rhétorique anti-individualiste qui privilégie une identité collective supposée homogène, souvent au détriment des droits et libertés individuels.
Le juriste allemand Carl Schmitt affirmait que l’État repose sur la distinction entre l’ami et l’ennemi. Cette conception autoritaire du politique réduit le pluralisme à une menace et la diversité des opinions à un danger. C’est exactement ce que permet le langage de la guerre : désigner des ennemis, resserrer les rangs, réduire les voix critiques.
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Mais dans une démocratie libérale, la logique est différente. Il ne s’agit pas tant de faire la guerre à ses ennemis, mais plutôt d’en faire des partenaires, parfois même des clients. L’économiste autrichien Ludwig von Mises avait parfaitement compris cette dynamique : l’interventionnisme engendre le nationalisme économique, qui engendre à son tour la bellicosité. En effet, la guerre n’est pas une anomalie de l’État moderne, elle en est la vocation profonde. Comme l’écrivait l’intellectuel américain Randolph Bourne en 1918, « la guerre est la santé de l’État », elle le renforce, l’agrandit, le légitime. Mais c’est aussi et surtout la maladie de la société : elle l’affaiblit, la divise, l’appauvrit, la blesse.
Raison pour laquelle la démocratie libérale envisage la guerre comme un recours strictement exceptionnel : ses doctrines s’attachent davantage à l’empêcher qu’à la justifier. C’est dans cette perspective que s’inscrit la théorie de la « guerre juste », laquelle définit les conditions précises permettant de considérer un conflit armé comme légitime. Cependant, cette approche devient difficilement soutenable dans le contexte des puissances nucléaires, où le principe fondamental de proportionnalité — selon lequel les moyens utilisés doivent être en adéquation avec l’objectif poursuivi, tel que la restauration de la paix ou la défense contre une agression injuste — se trouve largement compromis par la nature même de l’arme nucléaire, destructrice et indiscriminée.
Toute critique devient suspecte de trahison
Plus largement, les milliards d’euros investis aujourd’hui dans l’armement sont autant de ressources en moins pour la santé, l’éducation ou la transition écologique. Et le coût humain est là, bien réel : des dizaines de milliers de morts dans la guerre d’Ukraine ; des jeunes hommes envoyés au front comme chair à canon ; une rhétorique nationaliste qui glorifie la souffrance et la mort. L’entrée en guerre érige le patriotisme en valeur dominante, et la frontière entre gouvernement et État s’efface, au point que toute critique devient suspecte de trahison. Lorsque la société et le gouvernement se confondent, l’individu commence à disparaître. Il devient alors ce que Bourne appelait « le troupeau ». L’État est « l’organisation du troupeau pour agir de manière offensive ou défensive contre un autre troupeau organisé de manière similaire ». L’individu devient ainsi un « enfant monté sur un éléphant fou », selon Bourne, qu’il ne peut ni contrôler ni abandonner, mais qu’il est obligé de chevaucher jusqu’à ce que l’éléphant décide de s’arrêter ou tombe.
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À l’heure où les sirènes de la mobilisation résonnent à nouveau, et avant que cette logique ne s’impose sans retour, il est urgent de retrouver une parole politique qui ne se nourrit pas de peur ou de sacrifice, mais de raison, de mémoire et de responsabilité. Préparer l’avenir, ce n’est pas toujours mobiliser pour la guerre, c’est aussi et surtout préserver la paix.
*Daniel Borrillo est juriste, maître de conférences à l’Université Paris Nanterre, et chercheur associé au think-tank GenerationLibre.
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