Depuis deux ans, le paysage stratégique mondial est bouleversé par le retour d’un conflit de haute intensité aux portes de l’Europe. Les États, confrontés à une demande militaire inédite, redéfinissent leurs priorités industrielles. Les lignes de production s’étendent, de nouvelles usines voient le jour et les investissements atteignent des niveaux jamais observés depuis la fin de la Guerre froide. Dans ce contexte, l’armement en Europe entre dans une phase d’expansion qui dépasse le simple rattrapage et s’oriente vers une capacité de production durable, pensée pour résister à l’épreuve du temps et aux incertitudes géopolitiques.
Financial Times montrent des signes clairs d’expansion. Au total, plus de 7 millions de mètres carrés sont déjà concernés. Cela équivaut à mille terrains de football. Ce mouvement traduit une accélération sans précédent du rythme industriel, avec une progression trois fois plus rapide que celle observée en temps de paix.
L’un des moteurs de ce changement est le programme ASAP (Act in Support of Ammunition Production), financé à hauteur de 500 millions d’euros par l’Union européenne. À lui seul, il concerne 88 sites, dont 20 en pleine transformation avec de nouvelles usines, routes ou équipements lourds. En complément, une nouvelle enveloppe de 1,5 milliard d’euros est à l’étude à Bruxelles, pour élargir ce soutien à d’autres domaines comme les missiles longue portée, les drones et les systèmes de défense aérienne.

Rheinmetall, BAE, MBDA : qui tire les ficelles de l’armement en Europe
La réactivation de l’appareil militaro-industriel européen repose sur quelques acteurs clés. À Várpalota, en Hongrie, Rheinmetall et la holding d’État N7 ont inauguré une gigantesque usine de munitions, sur un site qui atteindra bientôt 120 hectares. Cette infrastructure produira dès 2026 des obus de 30 mm pour le blindé KF41 Lynx, mais aussi des projectiles de 155 mm et de 120 mm destinés aux Leopard 2 et Panther KF51. Rheinmetall prévoit à terme une production annuelle de 1,1 million d’obus de 155 mm, contre 70 000 seulement en 2022, comme l’indique son communiqué officiel.
De son côté, MBDA, basé à Schrobenhausen en Allemagne, s’est vu attribuer un contrat de 5,6 milliards de dollars par l’OTAN pour produire jusqu’à 1 000 missiles Patriot GEM-T sur le sol européen. Cette usine, également soutenue par ASAP, a déjà enregistré près de 94 000 m² de travaux depuis 2022. En Norvège, la société Kongsberg a ouvert une nouvelle unité en juin 2024, grâce à un financement de 62 millions de dollars. Elle annonce désormais une capacité de production de missiles multipliée de façon exponentielle.
Le Royaume-Uni n’est pas en reste. BAE Systems a investi plus de 150 millions de livres dans ses installations depuis 2022. À Glascoed, au sud du Pays de Galles, l’entreprise inaugure une nouvelle ligne de remplissage d’explosifs, qui permettra de multiplier par seize la cadence de production des obus de 155 mm. À travers l’Europe, ces projets redessinent discrètement le paysage industriel du XXIe siècle.
Défis techniques, stocks réels et ambitions à long terme
Malgré cette frénésie constructive, les responsables industriels et militaires européens s’accordent à reconnaître un décalage entre capacité théorique et production réelle. Fabian Hoffmann, chercheur à l’université d’Oslo, avertit que l’Europe reste très dépendante de goulets d’étranglement critiques. Les industriels peinent encore à fabriquer suffisamment de moteurs à réaction miniatures et à produire des explosifs comme le RDX pour répondre à la demande croissante. Rheinmetall partage d’ailleurs ce constat et développe actuellement, avec N7 Holding, une usine d’explosifs directement sur le site de Várpalota.
Les tensions sur les chaînes d’approvisionnement, notamment en nitrocellulose et en nitroglycérine, freinent également l’autonomie stratégique. Pour y remédier, BAE Systems mise sur de nouvelles technologies d’explosifs de synthèse à bas coût et plus sûrs, grâce à des procédés en flux continu. Ces innovations visent à limiter la dépendance aux matières premières sensibles tout en réduisant les risques en usine, comme le souligne le département développement de l’entreprise.
L’objectif est désormais bien établi. L’Europe veut redevenir un acteur autonome, capable de soutenir l’effort de guerre en Ukraine. Elle vise aussi à renforcer sa propre stratégie de dissuasion. Pourtant, la vraie question reste celle de la durée. En effet, une fois l’élan initial passé, tout dépendra de la cohérence politique des États membres. De plus, seule une volonté collective durable permettra de maintenir les investissements et de rentabiliser l’outil industriel de défense.