Depuis des siècles, la Tapisserie de Bayeux, chef-d’œuvre narratif, suscite émerveillement et fascination. Avec des détails saisissants et macabres, cette toile brodée d’une longueur de 70 mètres raconte comment l’implacable duc normand Guillaume conquit l’Angleterre en 1066, remodelant l’histoire britannique et européenne.

La tapisserie de Bayeux, avec ses scènes de chevaliers brandissant leurs épées dans des combats féroces et la célèbre mort du roi Harold d’Angleterre, transpercé d’une flèche dans l’œil, sert depuis le XIe siècle de parabole édifiante sur la puissance militaire. La vengeance, la trahison et la complexité des relations vassales, longtemps imprégnées de sang et de rivalité, mais aussi d’affection et de coopération, sont les thèmes centraux de l’œuvre.

Aujourd’hui, l’ancêtre médiéval des bandes dessinées actuelles, commandé à titre de propagande pour le duc de Normandie Guillaume, surnommé «le Conquérant», après avoir ravi le trône d’Angleterre au roi Harold, se prépare pour une nouvelle mission narrative.

Un retour aux sources

L’année prochaine, ce fragile trésor artistique et historique sera délicatement transporté de son musée de Bayeux, en Normandie, pour être exposé au British Museum de Londres dans une exposition à grand succès, de septembre 2026 à juillet 2027.

Sa première visite au Royaume-Uni depuis près de 1000 ans témoignera du réchauffement des relations entre les deux rives de la Manche, qui s’étaient refroidies avec le départ houleux du Royaume-Uni de l’Union européenne en 2020. Ce prêt a été annoncé en juillet, lorsque le président français Emmanuel Macron est devenu le premier chef d’État européen à effectuer une visite d’État au Royaume-Uni depuis le Brexit.

Antoine Verney, conservateur du musée de Bayeux, affirme que ce voyage transmanche sera en quelque sorte un retour aux sources pour la tapisserie, car plusieurs historiens pensent généralement qu’elle a été brodée en Angleterre, avec des fils de laine sur une toile de lin, et parce que la victoire de Guillaume à la bataille d’Hastings a marqué un tournant majeur dans l’histoire anglaise, gravé dans la mémoire collective du Royaume-Uni.

«Pour les Britanniques, la date – la seule – que tous connaissent est 1066», a déclaré M. Verney dans une entrevue à l’Associated Press.

Déplacer une œuvre d’art aussi encombrante – composée de neuf pièces de lin cousues ensemble et représentant 626 personnages, 37 bâtiments, 41 navires et 202 chevaux et mules dans un total de 58 scènes – est d’autant plus compliqué par son grand âge et l’usure du temps.

«Il y a toujours un risque. L’objectif est de le calculer aussi soigneusement que possible», a expliqué M. Verney, le conservateur.

Considéré comme ayant été commandé par l’évêque Eudes, demi-frère de Guillaume le Conquérant, pour décorer une nouvelle cathédrale à Bayeux en 1077, le trésor y serait resté, en grande partie conservé dans un coffre en bois et presque inconnu, pendant sept siècles, survivant à la Révolution française, aux incendies et à d’autres périls.

Depuis lors, on ne connaît que deux expositions de cette broderie hors de la ville normande: Napoléon Bonaparte la fit exposer au musée du Louvre à Paris de fin 1803 à début 1804. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle fut de nouveau exposée au Louvre fin 1944, après que les forces alliées débarquées en Normandie le 6 juin de cette année-là eurent combattu jusqu’à Paris et libéré la ville.

L’œuvre, vue par plus de 15 millions de visiteurs au musée de Bayeux depuis 1983, «présente la caractéristique unique d’être à la fois monumentale et très fragile, a souligné M. Verney. Les fibres textiles ont 900 ans. Elles se sont donc naturellement dégradées avec le temps. Mais en même temps, c’est une œuvre qui a déjà beaucoup voyagé et qui a été très manipulée.»

Un musée rénové

Pendant le séjour de l’œuvre au Royaume-Uni, son musée de Bayeux bénéficiera d’une rénovation majeure, coûtant des dizaines de millions d’euros. Les portes fermeront aux visiteurs à partir du 1er septembre de cette année, pour une réouverture prévue en octobre 2027. La broderie sera alors réinstallée dans un nouveau bâtiment, encastrée sur une table inclinée de 70 mètres de long qui, selon Verney, transformera totalement l’expérience d’observation.

On ne sait pas encore exactement comment le trésor sera transporté au Royaume-Uni.

«Les études nécessaires à son transfert à Londres et à son exposition au British Museum ne sont pas terminées, elles sont en cours de discussion et menées entre les deux gouvernements», a indiqué M. Verney.

Mais il s’est dit confiant quant au fait que le trésor sera entre de bonnes mains.

«Comment quelqu’un peut-il s’imaginer, à mon avis, que le British Museum prendra le risque d’endommager, durant l’exposition, cette œuvre qui constitue un élément majeur d’un patrimoine commun ? a-t-il demandé. Je ne crois pas que les Britanniques puissent prendre des risques qui mettraient en péril cet élément majeur de l’histoire de l’art et du patrimoine mondial.»

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John Leicester a écrit depuis Paris.

Nicolas Garriga et John Leicester, The Associated Press