Bien avant la guerre en Ukraine, la croissance des nouvelles infections au VIH en Russie était parmi les plus rapides au monde. Mais l’invasion a précipité le nombre de cas. Désormais, plus de 1 % des femmes enceintes sont testées positives au VIH, dans 14 régions russes, selon la plateforme de données ouvertes Tochno.st. Or, ce chiffre constitue le seuil d’une épidémie généralisée d’après l’Organisation mondiale de la santé. Et le phénomène n’est pas près d’être endigué, notamment au sein de l’armée.
Au cours de la première année de guerre, l’incidence du VIH enregistrée parmi le personnel militaire a été multipliée par plus de 40, selon les données du ministère de la Défense, citées par The Moscow Times. Le rapport de Carnegie Politika, un institut de recherches sur la Russie basé à Berlin, évoquant quant à lui un bond de 2.000 % des cas de VIH dans l’armée russe depuis le début de la guerre. Les proportions dans lesquelles l’épidémie se propage divergent à cause des différences de méthodologie, mais aussi en raison de l’opacité du Kremlin. Moscou minimise en effet les taux d’infections au VIH et compare les chiffres des organismes occidentaux à une « propagande provocatrice ».
Un traitement contre un enrôlement
« Le VIH continue de se propager en Russie, mais les statistiques officielles montrent que le taux de propagation est moins élevé qu’il y a quelques années. Bien entendu, ces statistiques officielles ne couvrent pas tous les cas », illustre le sociologue Iskender Yasaveyev, auteur d’une étude sur la maladie en Russie. L’Etat russe n’a pas intérêt à mettre en avant ces infections. D’autant plus qu’officiellement, un diagnostic d’infection au VIH reste un motif d’inaptitude au service militaire.
« La Russie ne peut pas se permettre de réduire ses effectifs en Ukraine et laisse probablement faire les choses », regrette Carole Grimaud, spécialiste de la guerre en Ukraine. Le Kremlin serait même allé jusqu’à promettre un traitement antiviral vital aux détenus russes vivant avec le VIH, en échange de leur service en Ukraine, rapportait le New York Times en avril 2023. Le journal estimait alors qu’un détenu recruté sur cinq était séropositif. « C’est un autre moyen de chantage pour forcer ceux qui ont besoin de soin à rejoindre les rangs », souligne Carole Grimaud, alors que d’autres détenus se sont vus proposer des grâces.
Cachez ce VIH que je ne saurai voir
Certains témoignages affirment qu’il arrive que ces soldats, forcés de porter des bracelets rouges pour être identifiés, se voient refuser des soins médicaux sur le champ de bataille en raison de leur séropositivité. Malheureusement, « l’épidémie de VIH n’était pas à l’ordre du jour pour les autorités russes, même avant la guerre. Elle l’est d’autant moins en plein conflit », souligne Iskender Yasaveyev. Ces dernières années, la discrimination envers les personnes LGBT+ s’est accélérée en Russie, stigmatisant encore plus une catégorie de population plus à risque face à la maladie.
Terrifiés, de nombreux Russes touchés par le VIH retardent leur diagnostic et leur traitement. En 2021, Human Rights Watch avait documenté l’agression d’un jeune homme de 29 ans, frappé en pleine rue, simplement parce qu’il avait parlé de sa vie de personne séropositive sur les réseaux sociaux. Une myriade d’ONG et d’experts du SIDA ont été bâillonnés, voire expulsés de Russie ces dernières années.
L’organisation Elton John AIDS Foundation, contactée par 20 Minutes, a expliqué avoir été classifiée comme « indésirable » et exclue de Russie, où elle venait pourtant en aide aux personnes vulnérables et faisait de la prévention. « La montée du traditionalisme et de l’anti-occidentalisme exclut toute éducation sexuelle à l’école et auprès des adultes », aggravant les contaminations, explique Iskender Yasaveyev.
Des violences sexuelles non protégées
« La guerre en Ukraine va contribuer de manière significative à la propagation de l’épidémie de VIH en Russie », assure Iskender Yasaveyev, qui évoque notamment l’augmentation des conduites à risques. Ainsi, « on observe une augmentation de la consommation d’alcool fort » avec une hausse de 6,2 % en 2022, 3,4 % en 2023 et 4,2 % en 2024. « Cela signifie que le nombre de rapports sexuels non protégés va également augmenter », assure-t-il.
Sur le champ de bataille, il existe probablement une « négligence de la part des soldats », souligne Carole Grimaud. En temps de guerre, les violences sexuelles augmentent, et les viols sont souvent non protégés, ce qui accroît le risque de transmission d’infections. De plus, « avec la guerre, de nombreux médecins se sont exilés et les sanctions qui pèsent sur la Russie empêchent la livraison de nombreux traitements venus de l’étranger. Le pays vit une catastrophe sanitaire », note l’experte de la guerre en Ukraine.
L’abandon de l’armée
Nombre de conflits ont déjà vu ce type de contaminations monter en flèche au cours de l’histoire. Pendant la guerre du Vietnam, les IST étaient le diagnostic le plus fréquent des services de santé militaires américains, notamment à cause des rapports sexuels tarifés et des injections de drogue. Toutefois, avec le temps et l’évolution de la médecine et des mesures de prévention des armées, ces prévalences ont diminué.
« Lors des déploiements en Irak et en Afghanistan, il n’y a pas eu de progression particulièrement importante du VIH chez les soldats », assure Jean-Sylvestre Mongrenier, docteur en géopolitique, professeur agrégé d’Histoire-Géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique. « C’est le signe de l’absence de suivi médical et de l’absence de prévention au sein de l’armée russe et la marque d’un commandement qui laisse ses soldats livrés à eux-mêmes. »