Vous avez recueilli l’histoire d’André Peulevey, ce cheminot juif allemand qui a dirigé un vaste réseau de résistance depuis Rennes. Comment l’avez-vous découvert ?

L’histoire si étonnante et si bien évoquée dans l’article du Mensuel de Rennes résume la première partie de mon livre « I Am André » que j’intitule, en français, « Cher Camarade » (I Am André : German Jew, French Resistance Fighter, British Spy, Chiselbury, 2024). Ce sont les mémoires qu’André Peulevay m’a confiées il y a plus de 30 ans.

Tout a commencé dans les années 80, lors d’un voyage en Alsace avec mon père, sur les traces de son propre père qui y était né. Nous avons eu l’opportunité de visiter le camp de concentration de Natzweiler-Struthof. Mon père avait fait partie de l’armée de Patton, qui avait libéré l’Alsace et traversé le Rhin jusqu’en Allemagne. Il n’a jamais voulu parler de ce qu’il avait vu dans les camps.

Natzweiler-Struthof est un lieu tragique, très bien préservé, où l’on peut encore voir la chambre à gaz.

Une fois au Royaume-Uni, André a suivi une formation dispensée par le Secret Intelligence Service (SIS)

J’ai fait des photos et j’ai traduit en anglais les mémoires d’Eugène Marlot, un déporté dont le témoignage était distribué aux visiteurs du camp. J’en ai tiré une exposition photographique en Californie où je vivais, avec des lectures des souvenirs d’Eugène Marlot. En 1994, un ancien camarade de Harvard, qui avait appris que j’étudiais le camp de Natzweiler, m’a proposé de rencontrer son père qui y avait été enfermé. C’était André.

Celui-ci m’a raconté son histoire pendant un déjeuner charmant dans son jardin près de Boston. Il m’a révélé qu’il avait commencé à dicter ses mémoires et qu’il aimerait les publier. Il me les a confiées. Il n’y avait alors pas de chapitres, ni même de paragraphes. Dans ses écrits, il nommait certains réseaux de résistance auxquels il avait participé, comme Georges France et Johnny. Il racontait comment il avait rejoint Londres [clandestinement pendant l’Occupation] avec, notamment, [le journaliste et futur député gaulliste] Joël Le Tac et son frère Yves.

Une fois au Royaume-Uni, André a suivi une formation dispensée par le Secret Intelligence Service (SIS), également connu sous le nom de MI6. Tandis que Joël et Yves sont allés au BCRA (Bureau central de renseignements et d‘ action, le service de renseignement de la France libre, ndlr). Les travaux de l’historien Guillaume Pollack retracent très bien cette période. Le SIS chapeautait les réseaux de sabotage, d’évasion et de renseignement auxquels André était associé, jusqu’à ce qu’il se en lien avec les Le Tac et le BCRA en novembre 1941, trois mois avant la fin de leur action.

Le renseignement étant ce qui intéressait le plus André, il a confié au BCRA (Bureau central de renseignements et d‘ action créé par le général De Gaulle, ndlr) les réseaux de saboteurs qu’il administrait déjà afin de gonfler le propre réseau de Joël.

De son côté, André a été renvoyé en France avec un trésor de 500 000 francs confié par le MI6 pour entreprendre des missions de renseignement et d’évasion. Il a malheureusement été arrêté à son retour, non sans avoir dissimulé auparavant l’argent, qu’il rendra après la guerre.

André vous a raconté son histoire, mais en a omis certains pans…

J’ai recueilli sa parole pendant presque dix ans. Sur son lit de mort, il m’a suppliée de publier son histoire, « pour mes camarades ». Mais qui étaient-ils, ses camarades ? Je savais juste qu’il correspondait avec [les anciens résistants] Marie-José Chombart de Lauwe, Henri Rosencher et Max Nevers, qui l’avaient connu [alors qu’ils étaient prisonniers au camp de] Natzweiler-Struthof. Qui étaient les autres ? Il avait évoqué plus de 300 agents à la SNCF !

Comment avez-vous retrouvé ses camarades résistants ?

Il y a dix ans, les archives nationales de France et de Grand-Bretagne se sont ouvertes. Des chercheurs et historiens éminents des deux côtés de la Manche ont commencé à m‘écrire par l’intermédiaire de sites Internet que j’avais créés en 2003 et 2006 : www.dianamarahenry.com/callmedianasecurity.htm et www.natzweiler-struthof.com.

Ils m’ont envoyé, pour la plupart gratuitement, des centaines de fichiers citant nommément André ou ses associés du BCRA, comme les frères Joël et Yves Le Tac, son ami pour la vie. La fille d’Yves devint mon amie à longue distance, et d’autres fils de résistants et chefs des premiers réseaux bretons ont échangé avec moi les fruits de leur vie de recherches.

Finalement, coup de tonnerre ! Le fils d’André me confie sa documentation. C’est-à-dire sa correspondance privée, les noms de centaines de ses agents qu’il avait inscrits dans les registres gouvernementaux en tant que liquidateur. Ce sont leurs témoignages, qui les concernent eux-mêmes ou bien leurs camarades disparus dans la tourmente. Ils font revivre leur sacrifice et leurs actions, que je détaille dans la seconde partie du livre. Bref, tout ce qu’André, excellent agent secret, n’avait jamais révélé…

Malgré ses faits d’armes, André est presque inconnu du grand public en France…

Pourtant, il a été liquidateur du réseau Overcloud pendant cinq ans (une personne chargée de dissoudre les réseaux clandestins, de régler les affaires administratives et de reconnaître officiellement les anciens résistants, ndlr). Grâce à lui, des centaines d’agents ont pu être reconnus et inscrits dans les registres français. Les chefs de ces premiers réseaux travaillaient avec les Anglais. Peut-être même avant la guerre. Au début, j’étais, comme vos lecteurs sûrement, curieuse : cette histoire est-elle véridique ? De son côté, André ignorait que d’anciens résistants et déportés de Natzweiler-Struthof évoquaient son existence dans quinze livres, que j’ai découverts et inclus dans ma bibliographie.

André m’a fait cadeau de sa vision de la realpolitik.

[L’historien] Pierre Tillet avait déjà inclus le voyage d’André à Londres en janvier 1942 parmi les premières infiltrations d’agents secrets dans son ouvrage encyclopédique des traversées de la Manche. [L’association commémorative] Le Souvenir Français dresse son portrait dans leur numéro spécial 1942 : Hommage aux combattants engagés au service de la France.

Et bien sûr, je connaissais moi-même personnellement André, j’avais constaté sa tendresse, sa dignité, son humilité. Il se mettait à mon niveau pour me parler de sujets que j’ignorais sur la Résistance, l’espionnage, les services secrets, les premiers réseaux bretons…

En quoi cette rencontre a-t-elle changé votre vie ?

André m’a fait cadeau de sa vision de la realpolitik. Je crois que nous plaçons tous des espoirs dans la noblesse de l’humanité, comme Anne Frank qui écrit dans son journal : « Je crois que tout le monde a un bon cœur ». André n’a jamais eu cette vision des choses.

Pour lui, c’était très important d’accepter les personnes pour l’idée qu’elles se faisaient d’elles-mêmes. Par exemple, si quelqu’un disait qu’il voulait le tuer, André le prenait au sérieux. Quand il est arrivé au camp avec les autres prisonniers, il leur a dit : « Ecoutez, les SS ont votre dossier. S’ils vous demandent ce que vous avez fait pour être là, ne répondez pas ‘rien’. Parlez franchement. »

Ceux qui se déclaraient innocents n’attiraient pas la pitié mais, au contraire, étaient battus. Ce conseil m’a beaucoup servi dans ma vie personnelle. Dans un conflit difficile avec mon ex-mari pour la garde de mon enfant, j’ai été très accommodante au début. Puis, j’ai compris que les idées que j’avais du monde tel qu’il devrait être n’étaient pas réalistes et ne me protégeraient pas. Rencontrer André m’a donné une vision différente du monde et des actions à entreprendre pour me défendre et, peut-être, survivre aux pires difficultés.