Avec un sang-froid redoutable et une intransigeante maîtrise du sujet, Adèle Yon réhabilite la figure de son arrière-grand-mère, Betsy, celle qu’on a fait passer pour « folle », qu’on a éloignée sous prétexte de « péril en la demeure » et enfermée de 1950 à 1967, internement durant lequel elle est soumise à des traitements d’une grande brutalité. Né d’un travail de recherche académique qui aboutira à une thèse, Mon vrai nom est Elisabeth s’appuie sur la peur de la narratrice d’être un jour touchée par la maladie de son aïeule dont on préfère, par une sorte de superstition intergénérationnelle, taire l’histoire. Documents, archives, rencontres, références scientifiques alimentent l’ouvrage qui a dépassé le cercle des amateurs de littérature. « C’est dingue, s’exclame Adèle Yon quand on lui fait la remarque. Le livre est très lu et très partagé dans des services de psychiatrie, il y a souvent des psychiatres qui viennent aux rencontres, et c’est assez important que le livre soit aussi un outil que s’approprient les psychiatres pour regarder un peu de côté ».

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À partir de quel moment votre recherche académique devient un projet littéraire autour de la figure de votre arrière-grand-mère, Elisabeth?

C’était d’abord une nécessité personnelle. Je décide que le projet aura une forme publique d’abord quand je me rends compte que cette histoire n’appartient pas au passé, qu’elle a encore des conséquences sur ma famille. Ensuite, quand je me rends compte que les histoires d’aïeules psychiatrisées et cette peur de la maladie mentale concernent énormément de personnes. À ce moment-là, je prépare ma thèse, je mène la chose en chercheuse et je me pose la question de savoir si je peux faire, à la fois, une thèse, un texte à destination de ma famille et un texte littéraire. Un jour de mai 2024, je l’envoie en même temps à des éditeurs, à mes directeurs de thèse et aux cinq enfants encore en vie d’Élisabeth.

L’écriture a-t-elle fluide ou plutôt combative ?

Ça a été très combatif. C’est un sujet très intime… Plus je découvrais des choses, plus c’était horrible, plus c’était difficile de faire face. Et puis, j’ai appris à écrire de manière académique. Je ne suis pas habituée à dire « je », à faire attention aux émotions, à la sensibilité – or, pour cette histoire, c’était évidemment impossible de ne pas faire attention à ça. C’était tout un apprentissage d’inclure cette dimension dans l’écriture. Enfin, comme je suis très pointilleuse et que je n’avais jamais travaillé sur un texte aussi long, je voulais que tout soit parfait – chaque mot, chaque phrase devaient exactement dire ce que je voulais dire.

Le livre pointe la façon violente dont on malmenait, dans les années 50, les femmes, considérées comme « instables », « hors-normes », « dérangeantes ». Cette culpabilité de la société n’est-elle pas inscrite dans le silence de votre famille?

Oui, mais ce que cache le silence autour d’Élisabeth, c’est que la responsabilité ne revient qu’aux autres, elle est aussi à l’intérieur de la famille. Dans la mythologie de la famille parfaite, il est difficile d’imaginer que des membres de cette famille ont pu faire du mal ou être responsables de traumas transmis de génération en génération. Les hommes de la famille sont porteurs d’un certain type de comportement et ils trouvent des relais de ce comportement dans le monde médical et institutionnel. Le silence fait croire que notre famille est particulière, alors qu’elle ne l’est pas et qu’elle partage la même histoire de violences avec beaucoup d’autres.

En évoquant l’histoire de votre arrière-grand-mère, vous évoquez aussi la réalité de pratiques comme les électrochocs, la lobotomie…

Les électrochocs, c’est ce qui a été le plus documenté, mais la lobotomie ou les cures de Sakel dont je parle aussi, je n’avais pas imaginé la violence inouïe de ces traitements sur le corps, ni mesuré leur portée politique. Ces traitements font partie d’un système. Un système qui inclut le fait qu’André puisse décider qu’on enlève une partie du cerveau de sa femme et qu’elle soit mise à l’écart pendant des années. C’est le même système qui décide qu’une opération chirurgicale sur une femme parfaitement bien portante, ce n’est pas un problème…

Comment analysez-vous l’intérêt que suscite votre livre?

Au départ, je pensais qu’il était lié à ces questions des femmes psychiatrisées et de la malédiction de la maladie mentale. Maintenant, je crois qu’il est lié à quelque chose de plus large: comment on vit au présent tendu vers un passé dont on ne connaît pas tout et vers un avenir où on est parfois responsable de régler des choses qu’on ne connaît même pas…

Avez-vous l’impression que votre récit s’inscrit dans ce courant de la libération de la parole où se sont distinguées Vanessa Springora avec Le consentement et Camille Kouchner avec La grande familia?

Je n’ai pas écrit dans ce sens-là, et par rapport à Vanessa Springora, par exemple, je ne suis pas une victime. Ma parole est celle d’une chercheuse, cette distance dans mon travail d’écriture est fondamentale, elle me permet de générer un dispositif de réflexion critique, et de ne pas parler que depuis ma souffrance. Après, oui, mon livre permet à ceux qui le lisent de s’interroger sur certains comportements – ce n’est pas forcément ce à quoi je m’attendais et ce que je souhaitais, mais en tout cas, le livre produit ça. Ca dit quelque chose des besoins de notre époque, plus que de mon intention d’écriture…

Quelles conséquences le livre a-t-il eu sur votre cercle familial?

Le livre permettra aux prochaines générations de filles , et il y en a beaucoup dans ma famille, de ne plus porter le joug de cette hérédité. Ca a permis de mieux donner la parole aux femmes, parole très inégalement distribuée dans ma famille. Depuis, ma grand-mère ne supporte plus que mon grand-père lui coupe la parole… C’est vrai, mais c’est fou…

Comment sort-on d’une telle expérience ?

Honnêtement, je n’en suis pas sortie. Ça fait quatre mois que je porte la promo à bout de bras… On commence à me parler de la suite, d’un nouveau texte, mais moi, je ne peux pas du tout y penser. J’ai encore un chemin à faire avec Élisabeth…

« Les histoires d’aïeules psychiatrisées et cette peur de la maladie mentale concernent énormément de personnes »

Mon vrai nom est Élisabeth, Adèle Yon, Éditions du sous-sol, 379 p.

Intime Festival, du 27 au 31/8. Adèle Yon, le 30/8 à 17h, Théâtre de Namur, Grande salle. www.intime-festival.be