Le soleil s’est couché au-dessus des vignes du Blayais. Dans le ciel, le clair de lune s’installe et les loupiotes façon guinguette s’allument une à une. Quelques notes de piano s’échappent dans la nuit, juste en face du domaine Haut-Bourcier. Ici, à quelques mètres des chais, la petite esplanade s’est transformée en piste de danse. Sur cette scène improvisée, tout se mélange. Un groupe de touristes brésiliens lève les bras au rythme des notes. Voilà qu’une famille allemande suit, et, désormais, les enfants du domaine courent entre les tables, entraînant tout le monde. « C’est exactement ce qu’on cherche : une ambiance comme à la maison », souffle Caroline Bourcier. « On est des bons vivants, on aime recevoir, partager et faire découvrir nos vins. »

Ce soir-là, 125 convives participent dans ce domaine de Saint-Androny à l’opération « dîners chez les vignerons », mis en place par l’appellation Blaye Côtes de Bordeaux. « Comme à la maison », donc, bien loin du classique triptyque visite‑dégustation‑achat. L’œnotourisme se réinvente. Et les domaines se démarquent.

En 2024, le domaine a arraché 10 hectares de vignes.

En 2024, le domaine a arraché 10 hectares de vignes.

Quentin Salinier/SO

La formule magique ?

Car derrière la légèreté de cette soirée d’été, c’est bien la réalité du secteur viticole qui se fait aussi sentir entre les vignes. Sans tabou. Sans misérabilisme. Mais comme une étape obligatoire. « Vous n’êtes pas sans savoir que le monde viticole est en crise », reprend Caroline Bourcier, les yeux tournés vers ses convives d’un soir. Micro en main, l’hôte-vigneronne appuie une période compliquée pour la filière bordelaise : « L’année dernière, nous avons arraché dix hectares de vignes. C’est compliqué, pour tous, mais on continue et on continuera notre métier. »

« L’œnotourisme, c’est du sept jours sur sept. C’est un investissement personnel énorme, mais on est obligé »

Pour survivre et se distinguer, le domaine a misé sur l’œnotourisme comme beaucoup d’autres producteurs. De l’autre côté des chais, l’ancienne propriété familiale s’est transformée en un site cossu ouvert toute l’année. « C’est beaucoup de travail, c’est très chronophage », explique à son tour Yannick Bourcier. « L’œnotourisme, c’est une formule que l’on adapte depuis des années. Et ça marche. Mais c’est du sept jours sur sept. C’est un investissement personnel énorme, mais on est obligé. »

Au domaine Haut-Bourcier, c’est une histoire de famille.

Au domaine Haut-Bourcier, c’est une histoire de famille.

Quentin Salinier/SO

Créer de nouvelles fidélités

Avant, les clients quittaient le domaine les bras chargés de caisses entières. « Il y avait une fidélité, chacun venait faire son stock », raconte Yannick Bourcier. « Aujourd’hui, les habitudes ont changé. Ils repartent à peine avec une demi-caisse […] Une soirée comme celle-ci, on ne le fait pas pour vendre du vin. On sait très bien que nos visiteurs ne repartiront pas avec une caisse sous le bras. Ce n’est pas l’événement qui fait vivre la propriété, et ce n’est pas grave », expliquent les Bourcier.

Pour se diversifier, créer un instant, et développer, peut-être de nouvelles fidélités : « Si à la fin de la soirée, les gens retiennent ces moments simples, ce sentiment de convivialité, c’est gagné. » De nouveau, les tintements de verres et les éclats de voix. Ce parfum du raisin mûr, qui flotte dans l’air comme un souvenir à emporter.

« Une soirée comme celle-ci, on ne le fait pas pour vendre du vin »

Dans le même esprit, d’autres domaines bordelais innovent. Dans l’Entre-deux-Mers, pas de « dîners chez les vignerons », mais des « repas clandestins ». Pour Sylvie Courselle, du Château Thieuley à La Sauve, c’est l’option des tables dressées au milieu des vignes qui a été choisie. « Le lieu reste secret jusqu’au dernier moment, raconte-t-elle. On envoie les coordonnées GPS quelques heures avant, et les visiteurs arrivent dans un cadre magique pour dîner. On a commencé ces repas à 15 personnes, maintenant on atteint les 40. La base, c’était nos clients habitués pour qu’ils redécouvrent nos vins. Mais ça s’est ouvert, avec aussi des touristes de passage. » Le repas insolite est proposé à 30 euros par personne, « on doit être compétitifs, nous ne sommes pas sur une clientèle de grands crus », précise la vigneronne.

Ce soir-là, 125 convives participent au repas du Château Haut-Bourcier.

Ce soir-là, 125 convives participent au repas du Château Haut-Bourcier.

Quentin Salinier/SO

De l’eau dans son vin

Clé de voûte d’un modèle viticole à reconstruire ou au moins de quoi soutenir l’édifice, l’œnotourisme a séduit, malgré le travail déjà lourd des viticulteurs. « C’est un travail de fourmi, mais ça marche, on le sait. Mais c’est un engagement de longue haleine, qui demande beaucoup de présence, explique Sylvie Courselle. Le lendemain, on repart et à 7 heures, on est dans les vignes… C’est le cœur de notre métier. »

Même contexte, mêmes ambitions : derrière ces initiatives, les propriétés tentent de se réinventer. « Offrir autre chose que du vin », comme le martèle la vigneronne du Château Thieuley, et « crée des instants et des souvenirs » avec le domaine. « Ça permet aussi de soigner l’image et l’identité. »