Coupons court d’entrée à une idée reçue. Non, malgré la crise du pouvoir d’achat, la passion de faire son propre pain pendant le Covid ou l’essor massif du télétravail, les Français ne mangent pas de moins en moins dehors. Entre 2019 et 2024, le nombre de repas hors domicile a augmenté de + 5,1 %, selon le cabinet spécialiste Gira.
Une hausse importante, mais insuffisante face à une autre montée en puissance. Celle du nombre de restaurants, passé de 361.000 établissements à 407.000 en cinq ans. Soit une croissance express de + 12,7 %. En 2024, on comptait ainsi en France un établissement pour 170 habitants, contre un pour 210 dix ans plus tôt. « La France est probablement un marché saturé, il y a trop d’offres par rapport à la demande », explique Bernard Boutboul, président de Gira.
Alors que le chiffre d’affaires général continue d’augmenter, celui par unité, lui, diminue. En moyenne, une baisse de 1 % à 2 % par établissement en 2024, selon les analyses du cabinet Food Service Vision, avec des grosses variations d’un établissement à un autre. Il en va de même pour la fréquentation cet été 2025, en chute de – 15 % à – 20 %, selon l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie (Umih), avec là encore de profondes inégalités entre deux tablées. « Beaucoup d’établissements, notamment réputés ou qualitatifs, se portent très bien », rappelle Bernard Boutboul.
« On ne peut pas être aussi nombreux »
7.200 restaurants ont fermé en 2023, en hausse de 44 % par rapport à 2022. Et de nombreux « nouveaux venus » repartent aussi vite qu’ils sont arrivés. En scrollant sur Instagram, vous êtes déjà sûrement tombé sur un « nouveau concept » de restaurant absurde – bar à thons, établissement spécialiste dans le sirop d’orgeat et autre « on mange le dessert les yeux bandés » – en vous demandant comment cela pouvait fonctionner ? Réponse : cela ne fonctionne pas. Depuis 2019, un tiers des restaurants qui ouvrent ne passent pas le cap des deux ans, rappelle Bernard Boutboul. « Il y a une multiplication de point de ventes, surtout en haute saison. Marché gourmand, guinguette, l’œnotourisme, les restaurants éphémères… On ne peut pas être aussi nombreux sur le secteur de la restauration », plaide Franck Chaumès, président de l’Umih restauration.
Paris compte ainsi un restaurant par 82 habitants, Bordeaux tous les 103, Nice 105, Toulouse 145. Autrement dit, dans la capitale girondine, un établissement de 50 couverts aurait besoin que chaque habitant de son quartier mange une fois par jour chez lui pour afficher complet.
Des villes au nombre absurde de restaurant
« Il y a une densité délirante dans certains endroits, cela ne peut pas fonctionner », atteste Nicolas Nouchi, directeur des études Strateg’eat. « Sur certaines rues à Paris, vous pouvez tomber sur six ou sept restaurants et cinq coffee shops en 100 mètres. » D’autant qu’entre réaménagement urbain, hausse du prix de l’essence et diminution des déplacements depuis la période Covid, « les clients sont moins mobiles et élastiques que par le passé. Un restaurant va devoir beaucoup plus compter sur les habitants de son quartier ».
Une analyse que partage Pascale Hébel, directrice associée de CWays : « Les tendances évoluent, et le client est moins prêt à se déplacer longtemps pour se nourrir. Les pauses déjeuner sont également réduites, même en télétravail, ce qui pousse à une consommation au plus proche ».
Malgré ce sombre état des lieux, les restaurants continuent de pousser comme des champignons en France. « Ouvrir un restaurant est encore un rêve pour beaucoup », constate Franck Chaumès, qui décrit le cas classique de l’ancien architecte ou vendeur « qui ouvre un restaurant en retapant un ancien magasin dans une rue de Bordeaux. » Problème, il ferme vite, « et une fois que c’est transformé en restaurant, ça ne redevient jamais une boutique ».
Lucile, habitante de la ville, témoigne : « En quelques années, notre centre-ville s’est transformé en un bête étalage de restaurants, qui sont sans cesse remplacés par d’autes. Il n’y a plus de quoi faire du shopping, juste manger des salades »concept » à 24 euros et des matchas à 7 balles. »
En moyenne, l’addition a augmenté de 25 % au restaurant en trois ans, soit bien plus que le cumul de l’inflation (17 %). 89 % des Francais disent regarder le prix au restaurant, 5 points de plus qu’en 2023, selon Food Service Vision. Et beaucoup trouvent les tarifs abrasifs (cessons de banaliser les desserts à 10 euros, pitié).
Des tendances éphémères et des clients à l’abandon
Car les tendances alimentaires, elles, évoluent de plus en plus rapidement, annonçant déjà les crashs à venir. « Les modes food durent un ou deux ans, et les restaurants qui souhaitent capitaliser dessus en pensant trouver le bon plan voient vite leur modèle dépassé », s’inquiète Nicolas Nouchi.
Sauf que dans la restauration, le marché a toutes les peines à se réguler de lui-même. Stéphane Manigold, propriétaire de huit restaurants à Paris (Maison Rostang, Granite, Contraste, Le Bistrot Flaubert…), déplore « une crise de confiance, dû à un manque de transparence, qui fait une mauvaise publicité à tout le monde. A force de tromper les clients avec de la mauvaise qualité, ils se méfient de tous. Le consommateur est trop écarté des débats ».
Vers une régulation ?
Longtemps taboue, notamment par crainte de brider la créativité du milieu ou de passer à côté du prochain De Vinci de la cuisine, la question d’imposer une régulation revient de plus en plus sur la table. La restauration demeure l’un des rares secteurs artisanaux à ne nécessiter aucun diplôme pour se lancer, rappelle Bernard Boutboul. Franck Chaumès, lui, plaide pour un « Numerus Clausus », notamment dans les villes prises d’assaut comme Bordeaux.
Autre solution invoquée, « un permis d’entreprendre à passer, à l’image du permis de conduire, nécessaire pour toute personne n’ayant pas fait d’études de gestion et qui voudrait monter un restaurant. » Et en effet, au-delà du rêve et de la cuisine « qu’on peut apprendre en regardant des émissions télé », « la restauration nécessite de plus en plus de compétences. Management, marketing, présence sur les réseaux sociaux… »
Pour Stéphane Manigold, la régulation passe par quelques lois nécessaires sur l’origine des produits. « C’est simple : si c’est fait maison, on le dit, si ça ne l’est pas, on dit d’où ça vient et les origines du profit. Ceux qui ne veulent pas savoir ce que vous mangez vous servent vraiment de la merde. Il faut qu’on s’adresse aux consommateurs, c’est lui qui veut savoir qui a fait la blanquette de veau. »
Dès 2012, une directive de l’Union européenne, non appliquée en France, voulait obliger à la transparence sur l’utilisation des surgelés. « Elle est appliquée en Italie depuis 2016, et c’est le pays numéro 1 en puissance gastronomique et dans la réputation de ces restaurants », désespère Stéphane Manigold. « En France, un confit de canard venant des pays de l’Est est nommé canard du sud-ouest, c’est une honte et une insulte pour le consommateur. Au lieu d’être une profession »Oin Oin » sur BFM qui demande des aides de l’Etat, balayons devant notre porte ». Conclusion pour le chef de huit établissements : « Il n’y a pas trop de restaurants, il y a trop de pseudo-restaurateurs, qui font cuire des plats Action au micro-ondes, rajoutent trois feuilles de persil et le vendent 30 euros. Enlevons-les, et notre secteur sera désaturé ».