Le compteur indiquait 298 heures. Soit l’équivalent de douze jours durant lesquels Raphaël Graven, connu en ligne sous les pseudos « Jean Pormanove » ou « JP », a subi des coups de gants de boxe, des tirs d’armes conçues pour des parties de paintball, des noyades, des strangulations et un harcèlement moral en direct sur la plateforme Kick. Le streameur, membre star du Lokal aux côtés de ses homologues « Safine » et « Naruto », est finalement décédé en direct, dans la nuit du dimanche 17 au lundi 18 août, à l’âge de 46 ans.
Le parquet de Nice a indiqué, dans la journée du mardi 19 août, avoir ouvert une enquête suite au décès de Raphaël Graven, confirmant les révélations de Mediapart. Le média d’investigation annonçait, dans la soirée de lundi, que la brigade de gendarmerie de Nice était intervenue le matin même, avec l’aide de la cellule d’identification criminelle, dans le local où étaient tournées les vidéos du Lokal, situé dans la commune de Contes (Alpes-Maritimes).
Plus de 160 000 abonnés
Le parquet a indiqué avoir ouvert une enquête en « recherche des causes de la mort » et ordonné une autopsie. Les investigations ont été confiées à la police judiciaire de Nice, déjà saisie le 16 décembre 2024 d’une enquête pour « violences volontaires en réunion sur personnes vulnérables (…) et diffusion d’enregistrement d’images relatives à la commission d’infractions d’atteintes volontaires à l’intégrité de la personne ». Cette première investigation avait été lancée suite à un précédent article de Mediapart mettant en lumière l’existence de ces vidéos suivies par des milliers de viewers (spectateurs).
Forts de plus de 160 000 abonnés, « Naruto », « Safine », « JP » et un quatrième membre du collectif, « Coudoux », rassemblaient alors environ 15 000 viewers par stream sur la plateforme Kick. Mediapart épinglait ainsi déjà la multiplication des séances de tortures à l’encontre des deux derniers cités, respectivement un ancien militaire s’étant annoncé en détresse sociale à plusieurs reprises et un homme atteint d’un handicap l’obligeant à être sous curatelle.
Le streameur « Naruto », qui gère la chaîne, avait alors répondu aux sollicitations de Mediapart, afin de défendre ses concepts : « Les gens sont là pour voir les réactions de “P” et “Coudoux”, leurs réactions sont beaucoup plus atypiques (…). On sait ce qui fait rire et ne pas rire les gens. » La violence explicite de leurs streams servait de fonds de commerce. Le contrat avec leur communauté était clair : plus « Naruto » et « Safine » martyrisaient leurs souffre-douleurs, plus leurs spectateurs contribuaient à leur réussite financière. Fut ainsi enclenché un rapport morbide à la réalité, où les excès ont pris le pas sur la morale. Le tout a été accompagné, à de nombreuses reprises, par une réthorique masculiniste, afin de justifier cette violence constante.
Leur odyssée morbide aura pris fin d’une manière tragique – et prévisible – avec le décès en direct de Jean Pormanove. Mediapart restitue le moment fatidique : « On voit ainsi Jean Pormanove allongé et immobile, entouré d’autres personnes qui semblent endormies (…) On distingue ledit Naruto qui se lève, tente de réveiller Jean Pormanove et s’inquiète que celui-ci ne réponde pas, avant de mettre fin au direct. »
Dès les minutes qui suivent la coupure, soit lundi matin, le forum Discord où se rassemblent les fans du Lokal s’enfonce dans l’incompréhension et l’inquiétude. « Il y a vraiment un problème, je crois », alerte l’un d’entre eux. « JP a fait une sorte d’étouffement dans son sommeil, enchaîne un autre viewer. Il est resté une quarantaine de minutes sans bouger du tout. » Les autres membres du collectif, eux, dormaient.
Le canal de discussion est finalement bloqué à 11 h 15 par ses administrateurs. Leur seule annonce date de six minutes : « Quand Owen a essayé de le («JP », NDLR) réveiller, il ne répondait pas », avant de demander aux membres de ne pas diffuser de rumeurs sur l’état de santé du streameur. « Naruto » a finalement pris la parole en fin d’après-midi. Dans un message publié sur son compte Instagram, le streameur annonce le décès de sa victime : « Malheureusement, cette nuit, JP (Raphaël Graven) nous a quittés. Je vous demande à tous de respecter sa mémoire et de ne pas partager la vidéo de son dernier souffle dans son sommeil. »
L’affaire prend de telles proportions que Clara Chappaz, ministre déléguée chargée du Numérique, finit par dénoncer sur le réseau X « une horreur absolue » et par annoncer qu’elle a « saisi l’Arcom et effectué un signalement sur Pharos », le service de lutte contre la violence en ligne. Interrogée par mail par l’Agence France-Presse, la direction de Kick a affirmé « ne pouvoir donner aucune information en raison de notre politique de confidentialité ».
Plateforme australienne, filiale de la société de casino en ligne Stake, Kick s’est imposé comme la version trash de sa principale concurrente, Twitch. Basée sur le système popularisé par son aîné états-unien, avec la diffusion en direct de streams animés par des comptes privés, Kick s’est retrouvé au centre de la lumière pour son libéralisme assumé. L’émergence de la plateforme, en 2023, s’est ainsi construite sur un laxisme assumé en termes de modérations, entre la diffusion de parties de poker, comme de contenus pornographiques et antisémites. Kick a aussi tenté d’attirer des célébrités du streaming avec la promesse d’une rémunération supérieure à celle possible sur Twitch, avec 95 % des revenus générés à destination des streameurs, contre entre 50 et 30 % pour son concurrent états-unien.
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