AboIntervention artistique à Genève –
Dans les bois de Saint-Jean, un dragon illégal risque de finir en rondelles
Un artiste local a sculpté une créature de 4 mètres dans un hêtre mort, sans autorisation. La Ville défend la préservation de cette zone de nature.
Publié aujourd’hui à 07h33
Le dragon et le serpent ont été sculptés dans la souche d’un hêtre mort en début d’année. L’œuvre s’étend sur près de quatre mètres et pèse plusieurs tonnes.
MAGALI GIRARDIN
Abonnez-vous dès maintenant et profitez de la fonction de lecture audio.BotTalkEn bref:
- Un artiste local a sculpté un dragon et un serpent de quatre mètres sans autorisation officielle.
- La Ville de Genève exige le retrait des sculptures avant le 31 octobre.
- Les œuvres ont nécessité quatre mois de travail quotidien dès l’aube.
- La Municipalité refuse de transformer cette zone forestière en espace artistique.
Un œil jaune scintille entre les feuillages. La joggeuse qui sue sur la montée en gravier l’aperçoit au dernier moment: un dragon long de 4 mètres est étendu au milieu de la forêt du Nant-Cayla, non loin de l’école du même nom dans le quartier de Saint-Jean. Il combat – ou étreint, c’est selon – un serpent tout aussi gigantesque. Ces deux créatures sont nées des mains d’un artiste local, Jacques Baume, façonnées dans la souche d’un chêne mort.
Impressionnante, l’œuvre trône depuis le printemps dans une pente surplombant le sentier. Mais ses jours sont comptés: elle a été réalisée sans autorisation dans une zone boisée appartenant à la Ville et doit disparaître d’ici au 31 octobre. Dragon et serpent seront probablement débités à la tronçonneuse. L’artiste a lancé une pétition il y a deux jours et a déjà récolté septante signatures pour la sauver.
Quatre mois de travail dès l’aube
Jacques Baume, aujourd’hui retraité, a appris les rudiments de la sculpture en Inde, où il a passé six mois à l’âge de 28 ans. Il n’en a jamais fait son métier; il est devenu décorateur tapissier, puis professeur d’informatique lorsque le manque de mandats a forcé sa reconversion. Mais l’art a toujours occupé une place importante dans sa vie, à travers une gouge ou un burin, avec un stylo à bille ou un pinceau – ses portraits sont saisissants. Voilà pour le sien, de portrait, tout juste dégrossi. L’essentiel se passe de détails – cela lui conviendra.
Avant de le croiser dans les bois, on a pu l’apercevoir sur des marches menant au Rhône, sculptant une pièce de marbre, puis œuvrant sur un morceau d’acacias aux abords de la station de pompage des Services industriels de Genève en plein Covid. Ce grand lecteur de sutras indiens et auteur de haïkus japonais commence à travailler dans les bois du Nant-Cayla fin 2024, en transformant une souche de hêtre en buste de femme.
Le sculpteur n’a pas demandé d’autorisation préalable. De toute manière, la Ville la lui aurait refusée: cette zone boisée n’a pas vocation à devenir un espace artistique, elle doit rester un refuge pour la biodiversité.
MAGALI GIRARDIN
Puis, en janvier, l’artiste initie la mue du tronc de chêne en dragon, à coups de gouge et de ciseaux. De l’aube au crépuscule. «Une ascèse physique et spirituelle!» Chaque matin, le sculpteur fait rouler sur le sentier son caddie rempli d’outils et d’un thermos. Le café lui sert de carburant et il le partage volontiers. «C’est aussi ça qui me nourrit: le contact avec les promeneurs. Les gens s’arrêtaient et je leur offrais une tasse, on discutait.» Quatre mois plus tard, le tronc est devenu une créature de 4 mètres de long et de plusieurs tonnes.
Politique du fait accompli et dénaturation du site
Mais les échanges avec quelques «rares» badauds ne sont pas toujours amicaux et Jacques Baume se questionne sur la légalité de son entreprise. En mai, il écrit au Service des espaces verts de la Ville de Genève pour soumettre une «demande de régularisation». La réponse lui parvient mi-août. «Hors toutes considérations officielles et défauts de procédures, nous tenons à saluer la qualité et la beauté des œuvres d’art réalisées, indique l’e-mail. Cependant, conformément aux principes de gestion des espaces forestiers de la ville, aucune sculpture ni installation artistique n’est autorisée dans les forêts.»
Par conséquent, l’artiste doit procéder à l’évacuation des sculptures existantes (dragon-serpent et buste). En raison de l’impossibilité d’accéder au site avec un véhicule motorisé, celles-ci devront être débitées sur place afin de ne pas détériorer les lieux, notamment le patrimoine arboré et les sols. Un collaborateur du Département de l’environnement pourra l’aider dans cette opération, stipule encore la Ville.
La sculpture trône en haut d’un talus (à gauche de l’image), au-dessus du sentier.
MAGALI GIRARDIN
Anna Vaucher, collaboratrice personnelle du conseiller administratif Alfonso Gomez, en charge du Département de l’environnement, détaille les raisons de cette décision. «On ne peut pas cautionner la politique du fait accompli. Il s’agit d’un terrain privé et nous ne délivrons pas d’autorisation pour de telles interventions artistiques car nous n’avons pas de velléités à transformer cet environnement boisé en zone artistique.» Notre volonté, continue-t-elle, consiste plutôt à rendre la nature à la nature, «d’autant plus que ce périmètre est déjà fortement mis sous pression par la fréquentation des promeneurs et des baigneurs».
Au sujet des souches utilisées, la collaboratrice rappelle la grande utilité du bois mort dans l’écosystème, qui sert notamment d’habitat à la faune. «Ce genre d’intervention, tout artistique qu’elle soit, fait perdre cette fonction essentielle.» La Ville n’est pas opposée au «land art», «mais dans des zones qui s’y prêtent. Et toute œuvre ferait au préalable l’objet d’un concours».
À cela s’ajoute que ces œuvres, en particulier le buste très plantureux, peuvent aussi déranger et gêner et que leur place dans un espace de promenade se discute.
«Donner une seconde vie à ces bois morts»
Jacques Baume dit respecter «que tous ne partagent pas la même sensibilité artistique» et dit reconnaître son erreur: «Je n’ai pas sollicité d’autorisation préalable non par défi, mais par ignorance et par naïveté.»
Le retraité va remiser ses outils pour un temps. «La tournure qu’a pris cette histoire m’affecte. Je comprends qu’il y ait des règles mais je crois aussi qu’il existe des moments où la loi peut s’accorder avec l’humain, l’émotion et la culture. Ces sculptures sont nées d’un désir sincère: donner une seconde vie à ces bois morts, éveiller des regards, offrir un peu de poésie et d’émerveillement à ceux qui arpentent la forêt.»
La deuxième sculpture, bien plus modeste, est située le long du chemin.
MAGALI GIRARDIN
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Se connecterAurélie Toninato est journaliste à la rubrique genevoise depuis 2010 et diplômée de l’Académie du journalisme et des médias. Après avoir couvert le domaine de l’Education, elle se charge aujourd’hui essentiellement des questions liées à la Santé.Plus d’infos
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