Tous les matins, il enfourche sa Margot, une Harley-Davidson noire clinquante, et fonce dans le Queens depuis l’Upper East Side. Ça fait plus de dix ans que ça dure et Giovanni Bartocci, fidèle parmi les fidèles de Flushing Meadows, ne raterait ça pour rien au monde. « L’an passé, j’y suis allé vingt et un jours d’affilée. » Romain de naissance, new-yorkais d’adoption, le restaurateur italien de 46 ans est l’ultra du tennis de la Botte à l’US Open.

« Je vais voir le plus de matches possible. S’ils sont plusieurs Italiens à jouer en même temps, je vais soutenir celui qui a le moins de chances de gagner. » C’est comme cela que Fabio Fognini l’avait pris en grippe en 2017, trop favori pour recevoir son soutien face à son compatriote Stefano Travaglia. « J’aime quand c’est dur, explique-t-il. La souffrance apporte une plus grande satisfaction. » Parole de « Laziale », abonné de longue date et même à distance d’une Lazio Rome « affreusement nulle » pour laquelle il a plus d’une fois éreinté sa voix. « Je faisais tous les déplacements, à crier non-stop pendant quatre-vingt-dix minutes… J’étais un fou furieux ! »

Habité par le dicton de son grand-père, « fais les choses à 100 % ou ne les fais pas », Bartocci ne passe pas inaperçu dans le monde policé du tennis, où l’on applaudit généralement du bout des doigts. En tribunes, on ne voit que lui, sa bouille hirsute et son épaisse tignasse rangée en chignon. Sa barbe épaisse grignote ses joues, des bagues habillent ses dix doigts et les tatouages qui recouvrent ses bras de boxeur rappellent son passé amateur sur un ring, après qu’il eut compris que son revers à une main « dégueulasse » ne le mènerait nulle part. « Pour moi, le tennis est une façon polie de faire de la boxe, image-t-il. C’est du un-contre-un. En boxe, on prend des coups, mais un combat au Championnat du monde, c’est trente-six minutes quand un match de tennis peut durer cinq heures. Sur le court comme sur un ring, tu es seul avec tes propres démons. »

« Au début, j’étais un ultra de la Lazio dans un stade de tennis. J’ai dû m’adapter aux moeurs de ce sport »

Pour aider ses compatriotes à surmonter les leurs, Bartocci fait ce qu’il fait le mieux : du bruit. Il crie, applaudit, se lève, serre le poing, agite une serviette, chante parfois. Agace, aussi. « Au début, j’étais un ultra de la Lazio dans un stade de tennis, sourit-il, dévoilant un piercing sous sa lèvre supérieure. J’ai dû m’adapter aux moeurs de ce sport, arrêter d’applaudir les doubles fautes ou les fautes directes des adversaires. Être bruyant mais courtois. En fait, le seul qui me déteste vraiment est un Français : Monsieur (Corentin) Moutet ! C’était en 2021, il avait battu Travaglia et jouait contre (Matteo) Berrettini que j’encourageais en tribunes. Il me regardait, énervé. Il m’a lancé : « On dirait un cochon ! » On s’est pris la tête plusieurs fois et l’arbitre a fini par intervenir : « S’il vous plaît, Monsieur Moutet, Monsieur Bartocci… » Je me suis dit : mais bordel, comment il sait qui je suis ? »

Bartocci s’était fait connaître en 2019, lorsqu’il avait passé la quinzaine à hurler dans le box de Berrettini jusqu’à sa demi-finale perdue contre Rafael Nadal. Deux ans plus tôt, le joueur italien avait dîné une première fois dans son restaurant, Via Della Pace, avant de revenir après chaque victoire. Les deux hommes avaient rapidement noué une amitié forte, au point que Bartocci est devenu la mascotte du clan. « Vincenzo Santopadre (ancien entraîneur de Berrettini) me donnait une bouteille d’eau et une serviette avant chaque match parce qu’il savait que j’allais m’agiter et transpirer tellement je stresse en tribunes. Et tous les ans, avec Matteo, on choisissait notre chanson de la quinzaine. »

En 2019, c’était Ora Che Fai ? (Maintenant, tu vas faire quoi ?) de Salmo. Cette année-là, Bartocci portait toujours le même tee-shirt noir, sur lequel était écrit en jaune : « Carbonara ». « C’était une façon de dire à Matteo, qui ne mangeait que de la pasta in bianco (pâtes à l’huile d’olive) et un steak quand il venait au restaurant pendant le tournoi : continue de gagner, ton plat de carbonara t’attendra après la quinzaine. »

« Ma seule façon de les aider à représenter l’Italie le mieux possible, c’est de leur transmettre mon énergie »

En 2020, pendant l’édition sans spectateur de l’US Open en plein Covid-19, Bartocci n’avait pas abandonné son rôle de premier supporter. Il était allé dans le parc derrière le court 17 où Berrettini affrontait Casper Ruud au troisième tour. « J’avais mon mégaphone et, à chaque fois que l’arbitre annonçait un point gagné par Matteo, je gueulais. » Cette année, le 52e mondial n’est pas à New York, blessé et forfait, mais Bartocci continue de mouiller le maillot pour ses compatriotes. « Ma seule façon de les aider à représenter l’Italie le mieux possible, c’est de leur transmettre mon énergie. »

Le soir venu, il remonte sur sa bécane et file « en vingt-deux minutes chrono » à East Village, où Via Della Pace a trouvé sa nouvelle adresse après deux incendies ravageurs en 2020. Le lieu, bruyant et convivial, lui ressemble. On y diffuse des matches de football ou de tennis et les victoires italiennes sont célébrées en chanson au mégaphone. Bartocci y sert parfois des spaghetti cacio e pepe (au fromage et au poivre) à Lorenzo Musetti, mais évite de parler « Calcio » avec Flavio Cobolli, grand fan de l’AS Rome. Quand Lorenzo Sonego entre, il balance dans la sono l’une des chansons du joueur-chanteur, qui a déjà sorti plusieurs titres. « On veut qu’ils se sentent comme à la maison, pose-t-il. C’est un petit bout d’Italie à New York. » Et à Flushing Meadows.