Fin de l’été 2010, à quelques kilomètres à l’ouest de Londres. Dans l’ombre du mastodonte Twickenham, vaisseau amiral du rugby anglais, le petit Twickenham Stoop s’est paré de ses plus beaux habits pour accueillir la finale de la sixième Coupe du monde féminine de rugby. Devant 13 000 personnes, les Black Ferns néo-zélandaises s’offrent une victoire sur le fil face au pays hôte, pour remporter leur quatrième Mondial de rang.
Onze ans plus tard, les joueuses qualifiées pour la finale de la 10e édition de la compétition auront droit, fin septembre, aux honneurs du grand Twickenham, déjà attendu à guichets fermés. Le témoignage de l’évolution du rugby féminin en 15 ans dans le monde, et particulièrement en Angleterre, devenue épicentre de la discipline. Les Anglaises donne le coup d’envoi de leur Coupe du monde, vendredi 22 août face aux Américaines, à Sunderland.
« L’Angleterre n’a pas l’histoire la plus longue dans le rugby féminin, mais c’est le pays le plus professionnel, et avec la plus longue histoire de rugby féminin professionnel », pose le docteur Lydia Furse, historienne du rugby féminin, assistant manager au musée du rugby de Nouvelle-Zélande et ancienne responsable de l’éducation au musée de World Rugby à Twickenham. La discipline s’est en effet longtemps développée en parallèle de la pratique masculine, et dans le sillage d’autres nations comme ses voisins britanniques ou la France, qui a disputé le premier match international de l’histoire face aux Pays-Bas en 1982, rappelle l’historien Bernard Chubilleau, auteur de « La grande histoire du rugby au féminin » (éditions La Lauze).
Mais depuis quinze ans, le rugby féminin a pris une place beaucoup plus importante en Angleterre, qui s’est démarquée et a pris de l’avance en investissant dans la discipline. En 2014, comme quelques autres pays, la Fédération anglaise de rugby (RFU) a établi les premiers contrats professionnels, d’abord réservés aux joueuses à 7. Les premiers contrats à 15 sont arrivés deux ans plus tard, mais seulement dans l’optique du Mondial 2017, une gestion qui avait provoqué de nombreuses critiques, avant la systématisation des contrats.
« L’évolution est venue graduellement, mais là on a vraiment l’impression que c’est l’effet boule de neige, que ça s’accélère année après année. »
Claire Thomas, commentatrice de la Premiership Women’s Rugby sur TNT
à franceinfo: sport
Le docteur Lydia Furse date, elle, le point de bascule à partir de 2019 : « On peut considérer cette période comme un marqueur dans la professionnalisation du sport et dans l’histoire du rugby féminin anglais. Car depuis, des contrats ont été offerts tous les ans, ou tous les deux ans, à un groupe de joueuses, d’internationales sous contrat avec la Fédération. » En juin 2024, 32 joueuses se sont vues délivrer un contrat pour la saison 2024-2025, avec le Mondial en point d’orgue.
Mais les investissements se sont également tournés vers le championnat, professionnel depuis 2016, et les clubs. « Vu que de l’argent a été investi par la Fédération pour le développement du rugby féminin, les clubs ont joué le jeu […] ont alloué une part de leur budget plus conséquente pour que les filles puissent se développer », affirme Lénaïg Corson, ancienne deuxième ligne du XV de France qui a terminé sa carrière en Premiership Women’s Rugby (PWR), aux Harlequins (2022-2023).
La Française Lénaïg Corson, ballon en main, lors d’un match entre les Harlequins et les Worcester Warriors, le 3 juin 2023. (SIPA)
Dans ce contexte, la PWR est devenue la ligue de premier plan dans le rugby féminin. « C’est le championnat le plus compétitif, les standards de rugby dans les matchs à plus haut niveau sont souvent meilleurs que lors des matchs internationaux, selon les joueuses. C’est le championnat dans lequel tout le monde veut jouer », assure Claire Thomas, commentatrice de la compétition. Un avis partagé par l’ancienne deuxième ligne du XV de France Lénaïg Corson : « Pour moi c’est ça la grande différence, c’est le championnat qui est beaucoup plus attractif, il y a beaucoup de joueuses étrangères qui viennent de partout dans le monde pour jouer en Angleterre, les clubs ont les mêmes infrastructures que les garçons. »
« L’Angleterre a une ligue professionnelle. Elles sont reconnues, donc c’est porteur vis-à-vis de la progression et du niveau. »
Bernard Chubilleau, historien du rugby
à franceinfo: sport
En PWR, presque toutes les joueuses ont un contrat avec leur club, et peuvent ainsi se consacrer à leur carrière sur le pré. « Toutes les joueuses sont sous contrat, même si près des trois quarts ne vivent pas que de ça, mais le contrat professionnel est là […]. Ce contrat te permet de t’engager vis-à-vis du club, que le club s’engage vis-à-vis de toi, et on le sent dans tout le groupe », évoquait en avril 2024 auprès de franceinfo: sport la talonneuse tricolore Elisa Riffonneau, qui a passé un an de l’autre côté de la Manche sous les couleurs des Ealing Trailfinders.
De quoi créer un environnement favorable pour la performance et la concurrence. « C’est un modèle où clairement, tout est fait pour la performance des filles. Déjà, il y a beaucoup plus d’heures d’entraînement, le contact avec un coach ou avec l’équipe est presque quotidien. De la récupération à l’analyse vidéo, la stratégie, la vision pour le club, les préparateurs physiques, les GPS, tout est énormément suivi. La data rentre beaucoup en jeu », note Lénaïg Corson. L’ancienne joueuse du Stade Français se souvient lors de son passage en Angleterre du travail sur les ballons portés, arme de prédilection des Red Roses au niveau international, répétés sans arrêt à l’entraînement, devant un staff « quasiment pro » et au milieu de coéquipières en grande majorité internationales, de quoi faire jouer la concurrence.
Ces investissements à tous les niveaux ont forcément nourri le talent et les résultats de la sélection, devenue la meilleure au monde. Les Red Roses restent sur une série de 27 victoires, et n’ont plus perdu depuis la finale du dernier Mondial en 2022, face aux Black Ferns. « Je ne sais plus combien de défaites j’ai accumulées contre l’Angleterre, mais un nombre certain », se remémore Lénaïg Corson, qui explique que cet historique a aussi joué dans sa décision d’aller découvrir le championnat : « Je me suis dit, ‘qu’est-ce qui fait la puissance et le secret de ces Anglaises, pourquoi elles sont si fortes que ça ?' ».
La progression s’est aussi faite en dehors du terrain, dans l’intérêt et l’attention autour de la discipline, dans un pays où le rugby est un sport populaire, mais « pas le sport numéro 1 », selon le docteur Lydia Furse. Depuis 2016, les Red Roses ont leur propre nom et leur propre identité, détachée du XV de la Rose masculin. « La transformation se voit dans le public, dans les stades dans lesquels elles jouent, dans le fait qu’elles ont leur propre maillot, leur propre identité, dans le fait qu’il y a déjà eu 300 000 billets vendus pour le Mondial, que Twickenham est attendu à guichets fermés pour la finale », énumère Claire Thomas. Avec 58 498 spectateurs pour le Crunch de la dernière journée du Tournoi des six nations 2023, l’Angleterre détient le record d’affluence pour un match de rugby à 15 féminin, ainsi que quatre des cinq meilleures affluences de l’histoire, toutes enregistrées ces trois dernières années.
Jusqu’à en faire un système précurseur et un modèle pour de nombreux pays, un « étalon en Europe » selon Bernard Chubilleau. « Évidemment que tout le monde veut faire comme l’Angleterre », abonde Lénaïg Corson. « Mais c’est un modèle qui a été établi, qui a été long à mettre en place, où il y a eu une vraie vision. Donc ce n’est pas facile de le reproduire. »
« Je ne jette pas forcément la pierre sur la France, mais je m’agenouille devant le système anglais, où je me dis, merci pour le rugby féminin, parce que c’est exactement ce qu’il faut faire si on veut faire évoluer les choses. »
Lénaïg Corson, ancienne joueuse des Harlequins et du XV de France
à franceinfo: sport
Scruté avec attention dans le reste du monde, le modèle anglais doit désormais permettre aux Red Roses de reconquérir une couronne qui leur échappe depuis plus de dix ans maintenant. Et surtout de décrocher leur premier titre à la maison, devant un public qu’elles n’ont cessé de fidéliser ces dernières saisons.