Il est erroné de dire que le conflit entre la Russie et l’Ukraine a commencé le 24 février 2022. Déjà, en 2014, l’annexion de la Crimée par la Russie était une réponse aux manifestations de l’Euromaïdan, qui conduisirent à la destitution du président pro-russe en exercice.
Ukraine-Russie : des relations historiquement complexes
Remontons dans le temps. La Crimée est d’abord annexée par l’Empire russe en 1783. Elle est ensuite progressivement peuplée par des « colons » russes. La Crimée prend ainsi une importance particulière dans le récit russe jusqu’à devenir le « cœur du romantisme russe ».
En 1954, dans un mystérieux geste de pacification, Nikita Khrouchtchev transfère la Crimée de la Russie à l’Ukraine. À l’époque, ce transfert importe peu, tous les territoires étant unis et unifiés dans le cadre de l’URSS. À sa chute, en 1991, le Parlement de Crimée proclame d’abord son indépendance, avant d’être contraint à rejoindre l’Ukraine, mais tout en gardant un statut autonome.
En 1994 est signé le mémorandum de Budapest entre la Russie et l’Ukraine. Celui-ci garantit l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Ukraine, Crimée incluse. En échange, l’Ukraine transfère à la Russie tout l’arsenal nucléaire qui se trouve sur son territoire.
Euromaïdan, une révolution
Fin 2013, l’Ukraine est sur le point de signer un accord d’association avec l’UE. Cet accord est soutenu par les cercles économiques et politiques ukrainiens, et par l’opinion publique. C’est un grand pas vers une intégration économique renforcée avec l’UE. Sauf que Moscou voit d’un très mauvais œil un tel accord. Il scellerait quasiment définitivement le rapprochement entre l’Ukraine et l’Europe occidentale, rapprochement entamé dès la révolution orange de 2004.
Le Kremlin fait ainsi une pression monstre sur le président ukrainien, Viktor Ianoukovitch, pro-russe, pour ne pas signer l’accord. Des premières manifestations étudiantes sont lancées, avant d’être réprimées. Mais le mouvement s’élargit et gagne en intensité durant tout l’hiver 2013-2014. Environ 300 000 personnes manifestent à Kiev, arborant des drapeaux ukrainiens et européens. Les morts s’amoncellent et le Parlement finit par destituer le président, qui est contraint de s’exiler en Russie.
Annexion de la Crimée
Quelques jours après la destitution du président pro-russe, de mystérieux « petits hommes verts » encerclent le Parlement de la Crimée, qui devient alors de facto un sujet de la Fédération de Russie. Deux mois plus tard, c’est au tour des régions de Donetsk et de Louhansk, à l’est de l’Ukraine. La Russie nie d’abord qu’il s’agisse de soldats russes, avant que Vladimir Poutine ne l’officialise, lorsqu’à la suite d’un référendum, la Crimée rejoint la Fédération de Russie.
Une insurrection séparatiste armée émerge alors à l’est de l’Ukraine, prônant le rattachement à la Russie. C’est le début de la guerre du Donbass, faisant jusqu’à 14 000 morts en Ukraine. Le nombre des fatalités russes demeure inconnu, puisque la Russie considère officiellement qu’il s’agit d’une guerre civile ukrainienne.
Pour Poutine, il n’a fait que soutenir les séparatistes afin de protéger les populations russophones locales. Il fait appel à la jurisprudence du Kosovo, qui a acquis son indépendance en 2008 malgré l’opposition de la Russie. Le Kosovo était en effet une région séparatiste de la Serbie avant de déclarer son indépendance, avec le soutien de certains pays européens. Poutine utilise cet exemple pour faire appel au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Il ne s’étale cependant pas sur les pressions politiques et militaires russes qui ont conduit à un tel référendum. D’autant plus que les observateurs de l’ONU et de l’OSCE font face à une interdiction d’accès aux zones du conflit par la Russie. L’ONU adopte d’ailleurs une résolution condamnant le référendum de Crimée, estimant qu’il n’a aucune validité légale.
Accords de Minsk (2015)
Cette annexion provoque une grande crise internationale en Europe. Le rouble russe, quant à lui, atteint un bas historique. La question de l’importation de gaz russe se pose alors avec beaucoup d’inquiétudes pour de nombreux pays européens. 30 % du gaz européen est alors importé en Russie, avec des proportions plus élevées pour certains pays. De plus, la Russie décide unilatéralement d’augmenter de 80 % le prix du gaz exporté en Ukraine, qui en est très dépendant.
Des sanctions occidentales sont décidées contre la Russie, et celle-ci est même exclue du G8, devenu G7. La Russie bénéficie quant à elle d’un soutien inconditionnel de la Syrie et de la Corée du Nord, là où la Chine reste prudente et s’abstient au niveau des votes de l’ONU.
La situation sur le terrain demeure particulièrement critique
La vie des habitants sur place est très compliquée, car il s’agit en réalité d’une zone de non-droit. Les territoires de Donetsk et Louhansk ne sont soumis à aucune loi nationale ou internationale. Le gouvernement ukrainien n’a plus aucun réel contrôle sur ce que s’y passe et a donc cessé de pourvoir les services essentiels (santé, alimentation, électricité…).
Le gouvernement russe, quant à lui, ne tente pas vraiment de les annexer. À cela s’ajoute le fait qu’il s’agit d’une des zones les plus minées au monde, où ni l’ONU ni la Croix rouge ne peuvent accéder.
C’est face à cette situation, et surtout face aux conséquences géopolitiques sur l’Europe, que l’Allemagne et la France décident d’intervenir pour trouver une solution, qui sera les Accords de Minsk de 2015.
Les Accords de Minsk sont une sorte de compromis
Ils prévoient que les séparatistes doivent transférer le contrôle de leurs territoires à Kiev, uniquement après que le gouvernement ukrainien a accordé un statut d’autonomie spécial à Donetsk et Louhansk en modifiant la Constitution nationale et en leur accordant l’amnistie pour tous les crimes commis.
Sans grande surprise, cet accord est très dur à avaler pour Kiev. La première condition est difficilement acceptable, car donner une autonomie à ces régions, alors qu’elles ont un poids important au Parlement, revient à donner au Kremlin la possibilité de boycotter toute décision de se rapprocher de l’UE. La deuxième condition est elle aussi tout autant inacceptable car, dans l’opinion publique ukrainienne, les crimes de guerre commis sont impardonnables.
L’accord permet ainsi de diminuer le niveau des hostilités, mais la situation ne se débloque pas. Les Occidentaux tentent de faire pression sur Kiev pour avancer sur ses engagements, mais ils font face à une opinion publique qui a montré qu’elle était capable de manifester son opposition dans la rue. Côté Russe, les Allemands et les Français ont encore moins d’emprise, au vu des enjeux économiques, commerciaux et énergétiques vitaux qui les lient au colosse eurasiatique.
Le non-respect de ces accords, en particulier par les Ukrainiens, est un des arguments avancés par Poutine pour justifier son offensive de février 2022.
Guerre de 2022 et arguments de Poutine
Laissons de côté les justifications prétextes de Poutine, comme celle selon laquelle Volodymyr Zelensky, le président ukrainien, serait un néonazi, pour nous intéresser à celles qui le poussent véritablement à envahir l’Ukraine.
Nombreux sont ceux, y compris en Occident, à affirmer que, si l’attaque en elle-même est regrettable, l’Occident a une part de responsabilité, puisqu’il aurait poussé la Russie dans ses derniers retranchements, avec l’élargissement de l’OTAN et de l’UE à l’Est. Après tout, avec la chute de l’URSS, l’OTAN aurait dû se disloquer puisqu’elle n’avait plus de vraie raison d‘exister. Elle s’est en effet retrouvée sans ennemi au lendemain de 1991.
Certains avancent que les Occidentaux auraient promis de ne pas élargir l’OTAN
Dans les faits, un tel accord n’a jamais (officiellement) existé, mais certains diplomates évoquent des promesses faites par les dirigeants français, britanniques et américains à Mikhaïl Gorbatchev pour ne pas élargir.
Que cette promesse ait été réellement faite par les dirigeants de l’époque ou pas, il n’en demeure pas moins que rien n’a été traduit en écrit, ce qui légalement donne raison aux Occidentaux, même si moralement les Russes avaient raison de se sentir trahis. Selon Vladimir Poutine, il s’agit d’une grossière erreur de naïveté par Gorbatchev. Pour justifier cette trahison morale, les Occidentaux, quant à eux, répondent que, si promesse il y a, elle a été faite en 1990, au moment où les pays satellites de l’URSS étaient encore liés par le Pacte de Varsovie, ce qui rendait inimaginable d’élargir l’OTAN à l’Est. En 1991, ces 15 pays deviennent soudainement souverains…
Après la chute de l’URSS, les pays membres de l’OTAN ont longtemps hésité quant à la politique à mener, et c’est surtout les conflits aux Balkans et le terrorisme international de la fin des années 1990 qui redonnent à l’organisation militaire une raison d’être, avant que les attaques du 11 septembre 2001 ne fassent passer l’organisation dans une autre dimension, avec l’invocation par les Américains de l’article 5.
L’OTAN s’est alors réorganisée pour devenir une organisation militaire « pacifiste », agissant uniquement au nom du droit international et dans une vocation défensive.
L’autre raison d’être de l’OTAN post-1991 est plus intimement liée à la Russie
De nombreux pays d’Europe de l’Est tournent à partir de 1991 leurs regards vers l’Ouest, en particulier vers l’UE et l’OTAN. Plusieurs pays demandent ainsi de leur propre gré à rejoindre l’OTAN, demande qui est d’abord refusée suite à la pression de la Russie, évidemment hostile.
Au fur et à mesure que la Russie se réaffirme militairement, avec notamment l’interventionnisme militaire en Moldavie et en Tchétchénie, des pays comme la Pologne, la Tchéquie et la Hongrie demandent avec beaucoup plus d’insistance à rejoindre l’OTAN. Initialement réticente, l’administration Clinton change progressivement d’avis.
C’est ainsi que la Pologne, la Hongrie et la République tchèque rejoignent l’OTAN en 1999, au grand dam de la Russie et après des référendums organisés sur place. En Hongrie, le oui l’emporte à plus de 85 %… Boris Eltsine aura lui échoué à dissuader Bill Clinton, même si le processus paraissait en réalité inéluctable. Un deuxième élargissement a lieu en 2004, et ainsi de suite.
L’OTAN, malgré le volontarisme des États-Unis, tente de ne pas trop en faire non plus
La France et l’Allemagne mettent ainsi très tôt leur veto à une adhésion de l’Ukraine, par exemple, ayant conscience qu’il s’agirait d’une ligne rouge pour la Russie, surtout avec l’arrivée de Vladimir Poutine. L’intervention russe en Géorgie en 2008 va encore plus refroidir l’OTAN dans ses intentions.
Mais il est vrai que cette série d’élargissements a fait que la Russie s’est sentie piégée, voire acculée par les Occidentaux. Les intérêts entre les deux camps se sont mis à diverger de plus en plus, après avoir convergé dans une certaine mesure au début des années 2000.
Les affrontements indirects se font alors multiples, en Europe de l’Est, en Syrie, en Afrique et jusqu’en Corée du Nord. L’opération spéciale lancée par Vladimir Poutine en février 2022 avait donc pour but de reprendre le contrôle et de donner un coup d’arrêt à cet « expansionnisme » occidental. Sauf que c’est un échec pour le président russe, puisque la Finlande et la Suède ont rejoint l’OTAN suite à cette agression, alors que leur adhésion paraissait encore inimaginable un an plus tôt.
En voulant battre l’OTAN, il l’a revigorée, lui a donné une nouvelle raison d’être et a élargi ses frontières…
Conclusion
Les relations entre l’Ukraine et la Russie sont historiquement complexes. Il faut beaucoup de recul historique pour espérer les comprendre. Là où les Occidentaux voient une violation du droit international moderne, les Russes y voient à la fois une vengeance légitime ainsi que la récupération naturelle d’un territoire russe dont une partie avait été cédée de manière mystérieuse par Nikita Khrouchtchev. À cela s’ajoutent les promesses non tenues, que ce soit celles des Occidentaux vis-à-vis de la Russie, ou celles de la Russie qui, en 1994, promet de respecter les frontières de l’Ukraine en échange de tout l’arsenal nucléaire sur le sol ukrainien.
Aujourd’hui, la situation demeure bloquée, avec une terrible guerre d’usure qui s’est installée. Les négociations ne semblent aboutir nulle part, chaque partie voulant d’abord sécuriser un avantage sur le terrain. Seules deux personnes ont désormais la capacité de changer les choses et de les faire basculer dans un sens ou dans l’autre, Xi Jinping et Donald Trump. Mais ils n’interviendront probablement que si leurs intérêts sont en jeu.
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