On a le sentiment, intuitivement, que cette expérience consciente est quelque chose d’immatériel. Mais on sait aussi – et c’est cela, le problème – que cette conscience, toutes ces sensations internes que l’on ressent à chaque instant, proviennent d’un organe, le cerveau. Cela crée donc d’emblée une sorte de tension entre la matérialité du cerveau et la dimension subjective de l’expérience mentale. Le cerveau est un organe au même titre que le foie ou les reins, mais qui est capable de réaliser cette fonction alors que les autres organes ne peuvent pas le faire.
Pourquoi la conscience est-elle un sujet si complexe pour la science ?
Cette dissociation entre la matérialité du cerveau et l’expérience mentale est très compliquée pour les scientifiques et beaucoup de mes collègues préfèrent donc évacuer la question. En considérant que ce qui compte, c’est de pouvoir montrer ce qui se passe dans le cerveau au cours des expériences conscientes.
On peut le faire ?
On sait de mieux en mieux ce qui se passe dans un cerveau lorsqu’on est conscient et lorsqu’on n’est pas conscient. Au cours de l’expérience consciente que vous êtes en train de vivre, je peux attribuer à cette expérience des activités métaboliques (consommation de glucose…), différentes selon les différentes régions ; et des activités électriques de neurones qui vont avoir une certaine forme, un certain pattern. Voilà ce que l’on sait de la conscience aujourd’hui. Mais la manière avec laquelle ces activités métaboliques, électriques, biochimiques du cerveau vont être transformées en expérience consciente, on n’est pas capable pour l’instant de l’expliquer. C’est là où réside le mystère. Le cerveau est en effet aussi un organe extrêmement complexe à étudier.
Stéphane Charpier, neuroscientifique français. ©Astrid Crollalanza
Y a-t-il néanmoins des pistes pour éclairer ce mystère ?
On peut admettre que l’on est conscient grâce à notre cerveau. Cela veut dire qu’il y a des propriétés dans le cerveau qui ne sont pas présentes dans les autres organes et qui vont être responsables de la capacité du cerveau à produire la conscience. Là, je fais presque de la science-fiction mais on pourrait par exemple chercher quelles sont les molécules ou quels sont les mécanismes cellulaires qui n’existent que dans les neurones du cortex cérébral, indispensables pour produire une conscience. Et essayer de comprendre en quoi ce qui est particulier à ces cellules peut éventuellement se « transformer » en expérience consciente.
Étonnamment, l’étude de la conscience a cependant déjà établi que la liberté peut en fait être considéré comme une illusion ?
Il est clair que la liberté, en tous les cas le libre arbitre tel qu’on le considère habituellement, est une illusion. Par exemple, je vais avoir envie consciemment de prendre ce verre devant moi et de boire. Cette volonté consciente de vouloir réaliser un mouvement est toujours, je dis bien toujours, précédée dans le cerveau par une modification progressive de l’activité des neurones. Avant cet instant d’intériorité où vous vous dites « j’ai envie d’agir », vos neurones eux le savaient déjà, parce qu’ils ont commencé à augmenter (ou diminuer) leur activité, une seconde avant. Cela veut dire qu’à chaque fois que l’on décide de réaliser un acte libre, où on est donc censé fonctionner selon son libre arbitre, notre cerveau a pris la décision de réaliser cet acte, mais sans nous le dire. Sans nous le dire – et c’est un point très important – car cette activité neuronale est incapable de produire une activité consciente. C’est assez étrange mais c’est ainsi ! C’est-à-dire que lorsque vous faites un mouvement libre, c’est votre cerveau qui le décide avant vous. Avant que vous ayez décidé consciemment de le faire. Mais vous le saurez au bout d’un certain moment !
Le nouvel ouvrage de Stéphane Charpier. ©DR
Les conséquences sont assez vertigineuses…
Cette découverte scientifique met le doigt sur un point sensible : finalement, nous ne sommes que des marionnettes dans les mains de notre cerveau. C’est lui qui nous contrôle et, nous en fait, nous sommes toujours un peu à la traîne, toujours un peu derrière lui. L’intervalle de temps entre le moment où le cerveau décide et le moment où, nous, on « veut » réaliser un acte conscient particulier varie entre 500 millisecondes, une seconde et même parfois jusqu’à 7 à 8 secondes. Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Tout simplement que si l’on considère le rôle de la conscience, en particulier le rôle de la volonté consciente d’agir, il faut admettre qu’on n’en a pas besoin. La conscience existe effectivement, elle est produite par l’activité des neurones, mais en soi elle n’a pas de rôle particulier. Car tout ce que l’on fait dans notre existence est soit déterminé par des contraintes de l’environnement, soit déterminé par des activités neuronales qui précèdent toujours notre volonté consciente d’agir. Nous, en tant qu’être conscient, être pensant, nous menons une vie parallèle à notre cerveau ; cette vie consciente dépend du cerveau mais avec un retard. On est toujours en jet-lag par rapport à notre fonctionnement cérébral, quoi qu’on fasse !
« Trop longtemps, on n’a pas cru ces patients qui ont vécu des expériences de mort imminente »
Cela veut dire que l’on pourrait en fait fonctionner sans notre conscience ?
Eh bien oui ! Certains patients qui font des crises d’épilepsie, par exemple au niveau du lobe temporal, sont dépourvus de mémoire à court terme. En d’autres termes, ils ne peuvent pas enregistrer les informations ; ils ne sont donc pas conscients de ce qu’ils font pendant une certaine durée. Si les mécanismes de l’émergence de la conscience sont les seuls à dysfonctionner pendant cette période-là, le patient va pouvoir agir à peu près normalement. Mais rétrospectivement si on l’interroge sur ce qu’il a fait, il ne s’en souvient pas parce qu’il n’était pas conscient au moment où il le faisait. Il y a même le cas de ce médecin épileptique, qui avait pu, en crise, mener des consultations et faire un diagnostic – correct – de pneumonie de la base du poumon chez un patient, tout en étant inconscient. Sidérant ! Et il y a de nombreux cas de ce type !