« Sais-tu ce que signifie le mot photographie ? » La question reste en l’air, le temps pour l’auditeur de mobiliser ses rudiments de grec : « Euh… Écrire la lumière ? » Philippe Arnassan hoche la tête. « Exactement. Le photographe de presse, c’est celui qui raconte une histoire en sculptant la lumière. C’est un métier à part entière. »
Précision nécessaire : les photographes de Nice-Matin sont d’abord des journalistes. Même ceux qui, comme Raoul Liboj, légende du stade du Ray, étaient « très mal à l’aise à l’écrit ».
« C’était un personnage extravagant, se souvient Frantz Bouton, chef adjoint du service photos. Lorsque je l’ai connu, il y a 36 ans, il travaillait encore au Rolleiflex 6×6 (1) ! C’était une grande gueule et un grand pro, le seul qui pouvait se permettre d’arriver au journal avec une casquette Mickey sans que le patron ne fasse une remarque. » Un maître de l’image vivante, comme Gilbert Pressenda, Roland Gal, Gilbert Casties, Raph Gatti et tant d’autres qui, pendant quarante ans, ont jonglé avec les mêmes contraintes.
« On courait tout le temps »
« Évidemment, on travaillait en argentique, explique Philippe Arnassan, ancien photographe à Saint-Raphaël. Nous devions gérer trois paramètres : un nombre de clichés limité, un temps de développement peu compressible et l’obligation de transmettre nos images jusqu’au centre d’impression niçois. »
Pas question, alors, de multiplier les vues sur un reportage. « Avec des rouleaux de 12, 24 ou 36 poses, et quinze à vingt rendez-vous par jour, on faisait huit à dix photos maximum par sujet, précise-t-il. C’était un rythme épuisant ; on courait tout le temps. Quand on rentrait à l’agence, on passait au labo, on séchait nos films à toute vitesse, on tirait les épreuves noir et blanc, puis on les glissait dans le ‘‘hors-sac’’ pour Nice. »
Cette enveloppe en papier marron a donné des cauchemars à tous les professionnels de Nice-Matin. En fonction de la situation géographique des agences, plus ou moins éloignées du siège, les horaires de départ variaient. Certains plis étaient confiés à la SNCF, d’autres aux transporteurs routiers. En Corse, il ne fallait pas manquer les avions qui décollaient d’Ajaccio, de Bastia et de Calvi pour la capitale azuréenne.
« C’était la meilleure des écoles, assure Frantz Bouton. Elle apprenait à travailler vite en allant à l’essentiel. Parfois, on devait faire trois reportages, dans trois lieux différents, en moins de soixante minutes. Il fallait être efficace… et ne pas se tromper en préparant son boîtier. Jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix, la majorité des pages du journal étaient imprimées en noir et blanc. On n’utilisait la pellicule couleur qu’exceptionnellement. Gare à celui qui mésestimait l’intérêt d’un reportage finalement promu à la ‘‘Une’’ ! »
« Certains développaient les films avec du jus de chaussette »
Tous les « hors-sacs » arrivaient, route de Grenoble, au laboratoire photos.
« J’y ai fait mes débuts en 1989, souligne Frantz Bouton. On y développait également les ‘‘péloches’’ adressées par les professionnels niçois et par les correspondants. Les négatifs étaient positionnés sur une table lumineuse, où les chefs de service faisaient leur sélection. Nous nous chargions ensuite des tirages. Un gros travail de correction était parfois nécessaire. Dans certains bureaux, les journalistes développaient les films avec du jus de chaussette et des bains à températures variables. Notre boulot, c’était de rendre tout ça publiable. »
Ce système perdure jusqu’au milieu des années quatre-vingt-dix.
« La possibilité de scanner les documents a été une première avancée, note Philippe Arnassan. Certes, nous disposions d’un belin (2) qui permettait de transmettre les photos en noir et blanc. Mais le résultat était médiocre. On s’en contentait pour les pages d’informations nationales, mais c’était rageant de voir nos images dégradées. Le scan, en revanche, permettait de conserver la qualité du fichier original. En trois clics, c’était dans le système ! Et fini, la peur de rater le train. »
La révolution numérique
Ce progrès annonce une véritable révolution : la photo numérique. Au tournant du siècle, les chasseurs d’images de Nice-Matin sont tous équipés de boîtiers Canon T30. La prise en main est difficile. Les photographes se plaignent, notamment, d’un temps de déclenchement trop long. « Mais ces désagréments ont été rapidement corrigés, souligne Frantz Bouton. Chacun a pris la mesure du confort apporté par cette nouvelle technologie. »
Plus de film à développer ; les anciens labos sont supprimés. Pour la première fois, il est possible de contrôler l’image sur l’écran du boîtier – et de la refaire aussitôt si on l’estime perfectible. La photographie entre dans l’ère de l’instantanéité, au moment où Internet tisse sa toile.
« Le seul point noir, observe François Vignola, chef du service photo, c’est que le numérique a entraîné un certain relâchement. Certains de nos jeunes confrères sont moins rigoureux sur le cadrage et la qualité technique, convaincus qu’on peut ‘‘rattraper la sauce’’ en postproduction. Ils multiplient les prises, parce qu’ils ont perdu l’habitude de réfléchir avant d’appuyer. Parfois, à cause de cela, on perd presque autant de temps qu’à l’époque de l’argentique ! Un comble… »
Plus significativement, les professionnels se trouvent désormais en concurrence avec plusieurs millions de photographes amateurs, smartphone en main, à l’affût du moindre événement à poster sur leurs réseaux sociaux.
« C’est notre défi pour l’avenir, sourit François Vignola. Prouver que la photo d’actualité – celle qui donne à voir, celle qui parle aux tripes aussi bien qu’à la raison – n’est pas à la portée de n’importe qui. » Et continuer ainsi, quatre-vingts ans après, à raconter des histoires en sculptant la lumière.
1. Cet appareil reflex bi-objectif, produit en Allemagne à partir de 1929, a été « le » boîtier emblématique des photographes de presse jusqu’aux années soixante-dix. Il a été fabriqué jusqu’à la fin des années 1990.
2. Le bélinographe, du nom de son inventeur Édouard Belin, est un appareil de transmission à distance de photographies par circuit téléphonique ou par radio. Inventé en 1913, il a été utilisé pendant plus de 80 ans.
En 2001, les photographes azuréens et corses de « Nice-Matin » sont équipés de boîtiers numériques. Photo DR.