Son apparition parmi les miroirs, les cheminées et les baies du salon de Cantini est à la fois simple, grave et mystérieuse ; elle relève de l’impensable et de choses qui nous sont familières. Cette sculpture est la somme de plusieurs mondes ; les vocabulaires qu’elle traverse ne l’empêchent pas d’arborer une profonde unité. Son nom de Femme-Cuillère lui convient parfaitement. Elle appartient au règne du sacré et de la magie. Cependant, cette silhouette amplifie la structure d’un objet parfaitement ordinaire. Elle reste accessible. L’humour, l’hospitalité et la sensualité ne lui sont pas étrangers.

Ce qui retentit prioritairement, c’est de l’archaïque et du lointain, l’écho des objets et des rituels de l’Afrique. La blancheur et la sobriété du travail effectué sur le plâtre évoqueraient les marbres des Cyclades. Simultanément, plusieurs singularités de cet objet relèvent de l’art du premier vingtième siècle. La netteté de l’ovale du corps de cette sculpture fait songer à Brancusi. Le socle, les cylindres et les rectangles qui soutiennent et couronnent cette forme centrale procèdent du cubisme ou bien des intuitions de Jacques Lipchitz.

Cette créature n’a ni bras ni jambes. Une tête et un œil de cyclope sans séduction. On rencontre chez elle verticalité, géométrie et frontalité. Un renversement s’opère dans les creux de son ventre, elle n’est pas une idole inatteignable. Entre la partie la plus haute de la cuillère et les renflements du bas, une vitalité s’affirme. Lentement perceptible, discrètement charnelle : on devine un sens de l’accueil, des orientations et des symboles qui évoquent l’amour et la fécondité.

Fin 1926, lorsque la Femme-Cuillère est exposée pour la première fois au Salon des Tuileries, Giacometti a 25 ans. Il s’est établi à Paris en janvier 1922. Dans les galeries il découvre de quoi sont capables Pablo Picasso et les Surréalistes. Pendant l’hiver 1923, il visite et médite fortement l’Exposition d’Art africain et océanien du musée des Arts décoratifs.

En face de son arbre généalogique, un créateur entame une ritournelle. Sans collages ni citations, cette soudaine synthèse du jeune Alberto dévoile une fabuleuse acuité. Femme-Cuillère est un monument de taille humaine, simultanément archétypal et novateur. Avec des réminiscences, des commotions et des avancées, c’est un aller-retour du côté des arts premiers, un bond en avant vers l’inconnu.