Trente artistes s’amusent à détourner les normes et les manières d’être au monde : un manifeste vibrant de la ruse et du bricolage.
Dans son texte publié en 1980, L’Invention du quotidien, le philosophe Michel de Certeau mobilisait des notions essentielles, comme la ruse, la dérive, le détournement, le piratage, souvent proches du situationnisme, pour défendre l’idée que l’homme ordinaire pouvait s’opposer à “la Raison technicienne” en s’appropriant le quotidien grâce aux arts de faire, à des tactiques malignes de résistance. Marquée par cette lecture, Sandra Patron, directrice du Capc, a invité trente artistes à travailler autour de cette idée.
Invité·es à inventer, tous·tes ont facilement joué le jeu, tant, comme le souligne la commissaire, ils et elles “s’intéressent à des objets et outils communs qu’ils détournent et se réapproprient, à des matériaux fragiles et instables, à des situations précaires, à des lieux en mutation, à des formes de travail sous-valorisé”. Le parcours démontre la vélocité de gestes animés par la volonté de “collecter, recycler, réemployer, transformer, collaborer, réparer, emprunter, pirater, enquêter”.
Adepte des gestes discrets et absurdes, Francis Alÿs, en poussant dans les rues de Mexico un bloc de glace fondant sous le soleil (Paradox of Praxis 1), suggère que “parfois, faire quelque chose revient vraiment à ne rien faire” et que, surtout, réenchanter le quotidien pousse à en subvertir les règles. Anri Sala, dans sa vidéo Dammi i colori (2003), plongée dans les rues de Tirana dont le maire a décidé de colorer les façades grises pour la réhabiliter, filme l’émergence d’une utopie urbaine incarnée par la couleur.
La présence de pièces emblématiques de ces trente dernières années se mêle à une somme d’œuvres d’aujourd’hui, qui cherchent à dérégler nos manières d’être au monde. La folle somme des gestes artistiques oscille ici entre le parasitage de l’architecture (le jardin de Wilfrid Almendra), la poésie performative (l’invitation à échapper aux normes des villes de Klara Lidén), l’écoute subversive (le jukebox de Ruth Ewan qui dévoile les chansons qui changent le monde), le bricolage (les incroyables sculptures de Yuko Mohri, qui s’inspire des ruses dans les stations de métro de Tokyo pour stopper les fuites d’eau et propose une version bordelaise de ses inventions pleine de seaux, bâches et parapluies)…
À ce florilège de rafistolages et de raccommodages, le parcours ajoute une dimension militante et utopiste bouleversante, à l’instar de la série d’images de l’artiste indienne Shilpa Gupta, qui propose à des passant·es de marcher dans la rue avec un ballon sur lequel est inscrit un rêve, “je veux vivre sans peur”, ou de la vidéo d’Oliver Hardt (Protest/Architecture), qui consigne des mouvements de protestation dans le monde entier, entre 1968 et 2023, visant à occuper des espaces publics, vivre dans des structures temporaires, résister aux expulsions…
Entre éruption et discrétion, entre soulèvements collectifs et micro-gestes ouvrant des brèches dans l’ordre normé des choses, L’Invention du quotidien soutient l’idée que l’art, lorsqu’il se rend attentif à l’inventivité et au renversement des normes sociales, a de l’énergie à revendre. Grâce à lui, l’invention des possibles nous tend les bras et nous capte les yeux.
L’Invention du quotidien au Capc, musée d’art contemporain de Bordeaux, jusqu’au 4 janvier.