Le contexte
Les 30 ans du professionnalisme. Le 26 août 1995, à l’issue d’un comité de l’International Board (ex World Rugby) qui vient de se tenir à Paris à l’hôtel Ambassador sous la présidence de Bernard Lapasset, le rugby est déclaré « open ». Sous la pression d’un projet mené par l’Australien Kerry Packer, qui avait contacté les meilleurs joueurs de la planète pour disputer un circuit pro parallèle, la gouvernance du rugby mondial rompt avec l’amateurisme et laisse chaque fédération décider de son mode opératoire. Il faudra attendre trois années supplémentaires pour assister à la création de la Ligue nationale de rugby, en 1998, chargée d’encadrer cette mutation. Mais déjà, des premiers contrats sont signés. Dont le tout premier pour un Français par le 3e ligne Thomas Lièvremont, passé ensuite par Biarritz et Dax, à Perpignan…
Vous aviez 21 ans quand le rugby a basculé dans le professionnalisme, le 27 août 1995. Cette annonce avait-elle interpellé le jeune joueur que vous étiez ?
Oui. C’était dans la foulée de la Coupe du monde 1995 en Afrique du Sud. Je me souviens notamment que ça avait fait la une du « Midi Olympique » : « Le rugby est professionnel ». Quand on a découvert ça, on s’est dit que certains d’entre nous pourraient vivre de leur passion. Mais on n’imaginait pas tout ce que ça allait changer.
Près d’un an après, avant l’été 1996, vous avez signé votre premier contrat en faveur de Perpignan alors que vous jouiez encore à Argelès-sur-Mer. Comment cela s’est-il noué ?
On venait de faire une belle saison avec Argelès-sur-Mer à l’issue de laquelle on avait gagné le droit de jouer en Élite, mais on avait refusé la montée. Perpignan, qui me sollicitait depuis plusieurs années, m’a proposé un contrat professionnel : j’ai dit oui tout de suite.
Aviez-vous conscience de ce qui vous était proposé ?
Oui. À l’époque, le service militaire était obligatoire. Un an auparavant, je l’avais fait au bataillon de Joinville qui correspondait aux prémices du sport professionnel. Au lieu d’être en mission un peu partout sur le territoire français, les heureux élus avaient la chance de se préparer en faisant du sport tous les jours.
Faire du rugby votre unique activité, était-ce un objectif pour vous à cette époque ?
Pas du tout. Le rugby a toujours été un plaisir avant tout pour moi. J’en ai fait parce que mes grands frères y ont joué : j’ai suivi leur voie. J’y trouvais un bonheur incommensurable. Je n’imaginais même pas rêver être professionnel quand j’ai commencé. En regardant les quelques matchs à la télé, je m’imaginais gagner le bouclier de Brennus, mais ce n’était qu’une utopie ! Alors vivre de ma passion, ça n’a jamais été anticipé.
« Je n’ai pas regardé les petits astérisques en bas du contrat : il n’y en avait pas d’ailleurs »
Vous êtes le premier Français à avoir signé un contrat professionnel. En aviez-vous conscience ?
Non. On m’a appris ça un an après je crois. C’est une ligne que j’ai sur mon CV mais que je n’ai pas méritée (sourire). Je suis tombé au bon endroit, au bon moment. En général, les Reichel partaient dans les grands clubs. Moi, je suis resté à Argelès jusqu’à cette année-là, c’est le petit clin d’œil de l’histoire…
Ce contrat a-t-il donné lieu à une négociation au préalable ?
Ils sont arrivés avec un contrat dans la main en me disant, « on te propose ça ». J’ai répondu « très bien, on signe où ? » C’est aussi simple que ça. En fin de compte, mon salaire n’a jamais été le plus important. J’étais à Argelès en groupe A2, dans ce qu’on peut appeler la Pro D2 d’aujourd’hui : je jouais pour un permis de conduire (sourire) ! Certains de mes copains gagnaient de l’argent, même bien. C’était le temps de l’amateurisme marron. Quand je suis arrivé à l’Usap, certains gagnaient beaucoup plus que moi, mais ce n’était pas le plus important. Je voulais tenter une aventure. Je n’ai pas regardé les petits astérisques en bas du contrat, il n’y en avait pas d’ailleurs. À l’époque, on pouvait encore faire confiance à la parole donnée. Je me souviens de la somme, je gagnais 12 000 francs. C’était très correct. Certains de mes partenaires prenaient deux ou trois fois plus, mais ça ne m’a jamais posé problème.
Signer un contrat est engageant. Vous n’aviez aucune appréhension vis-à-vis de cette forme d’engagement ?
Non. Il y avait peu de contraintes et beaucoup de libertés. Je venais de finir mes études et mon service militaire, je ne savais pas trop quelle orientation professionnelle j’allais prendre. Quand on m’a dit que je serais salarié du club et que je serais payé pour m’entraîner et jouer, il n’a pas été utile de me faire comprendre que c’était fait pour moi.
« J’avais demandé au club de me trouver un job pour ne pas passer mes journées à me tourner les pouces »
Canal+ a exhumé des images vous montrant effectuer des tours de terrains, seul, à Argelès-sur-Mer. Quel était votre quotidien à l’époque ?
Il était un peu ennuyant… Je devais attendre mes collègues qui, eux, étaient pluriactifs, finissaient leur travail pour faire la musculation entre midi et deux. Le soir, tout le monde devait finir sa journée de boulot avant d’aller à l’entraînement à 19 h 30. Si ça se trouve, cette séance a été tournée pour faire bien devant les caméras (rires). Mais il m’est effectivement arrivé de m’entraîner seul pour ne pas avoir à enchaîner le physique et l’entraînement.
Cette vie « ennuyeuse » vous a-t-elle désarçonné ?
Oui. C’était sympa durant un moment, mais après deux mois, tu t’ennuies vite. J’avais demandé au club de me trouver un job pour ne pas passer mes journées à me tourner les pouces : le club m’avait déniché un boulot à mi-temps, j’étais commercial pour la foire expo de Perpignan.
Le fait d’être le joueur qui avait signé un contrat pro changeait-il le regard que les autres portaient sur vous ?
Je ne pense pas. Le rugby était moins médiatisé : ça ne se savait pas trop et il n’y avait pas les réseaux sociaux pour savoir ce qu’on faisait du matin au soir.
Et à titre personnel, vous êtes-vous mis une pression supplémentaire ?
Non. Le rugby demandait du travail, des sacrifices, mais j’ai toujours pris ça comme une chance. On peut se blesser, mais on ne peut pas se plaindre par rapport à d’autres boulots.