Dans chaque cellule composant les êtres vivants (êtres complexes ou plus simples comme les bactéries), les instructions de la vie sont écrites en « mots » de trois lettres d’ADN, appelés codons. En tout, il en existe 64 différents, mais tous n’ont pas une signification unique, puisque plusieurs codons peuvent produire le même acide aminé, de petites briques qui s’assemblent pour former les protéines. En pratique, la vie n’a besoin que de 20 acides aminés, ce qui rend inutile une partie du dictionnaire génétique.
L’équipe du Medical Research Council Laboratory of Molecular Biology de Cambridge a voulu tester jusqu’où ce système pouvait être simplifié. Elle a reconstruit intégralement l’ADN d’une bactérie (Escherichia coli) en remplaçant sept de ses codons redondants par leurs équivalents. Quatre portaient sur la sérine, impliquée dans le métabolisme cellulaire, deux sur l’alanine, très présente dans les protéines musculaires et structurelles, et un sur le codon stop, indispensable pour interrompre l’assemblage des protéines.
Au total, plus de 100 000 changements ont été introduits. Pour éviter toute erreur fatale, chaque fragment de génome a été testé dans des bactéries vivantes avant d’être intégré au puzzle complet. Une fois l’assemblage terminé, une nouvelle bactérie, baptisé Syn57 a pris vie, démontrant qu’un organisme peut fonctionner avec un dictionnaire réduit à 57 codons. Une prouesse d’ingénierie cellulaire et de génétique, que l’équipe de recherche a partagé le 31 juillet de cette année dans la revue Science.
Un organisme qui vit hors du monde naturel
Syn57 vit donc avec un « alphabet génétique » réduit, ce qui, en soi, est déjà extraordinaire, puisque cela va à l’encontre des lois du vivant. Grâce à ce code génétique réduit, sa manière d’interagir avec le monde se voit également modifiée.
Prenons l’exemple des virus bactériophages, par exemple, qui, pour infecter une bactérie, doivent lui injecter leur propre ADN. La cellule, trompée, lit ce message comme si c’était le sien et commence à fabriquer des protéines virales à la place de ses protéines habituelles. Chez Syn57, ce stratagème ne marche plus, car son dictionnaire génétique est trop différent. Pour elle, l’ADN d’un virus est une langue étrangère, ce dernier est donc incapable de la pénétrer : l’infection échoue avant même d’avoir commencé.
Syn57 est de ce fait complètement invulnérable aux contagions extérieures ; dans l’industrie pharmaceutique, c’est l’équivalent d’un superpouvoir. En effet, pour ses besoins, les différents acteurs de ce secteur cultivent à très grande échelle des bactéries comme E. coli. Ces cultures servent ensuite à produire de nombreux composés dont nous ne pouvons plus nous passer : insuline pour les personnes diabétiques, enzymes ou autres protéines médicales.
Si une culture venait à être contaminée, cette infection pourrait réduire à néant des mois de travail et des millions d’euros d’investissement. Avec des souches comme Syn57, conçues pour être imperméables aux virus, ces productions deviendraient beaucoup plus sûres et stables. Un grand pas pour la biosécurité industrielle.
Outre cet aspect, un autre est mis en avant par les chercheurs. En supprimant les doublons de l’ADN, ils ont dans le même temps libéré de la place dans le code génétique. Ces « espaces vides » peuvent désormais être réutilisés pour inventer de nouvelles fonctions, par exemple, en intégrant des acides aminés artificiels.
Cela permettrait de créer des protéines inédites, dotées de propriétés que la nature n’a jamais explorées. Les chercheurs envisagent déjà la conception de polymères ou de macrocycles, de grandes molécules aux usages variés : médicaments ultra-précis, matériaux innovants ou enzymes capables de réaliser des réactions chimiques encore inconnues.
Syn57, en plus d’être la première bactérie fonctionnelle à vivre avec ce code génétique simplifié (elle croît et se divise comme ses cousines), est aussi une plateforme vivante, un organisme programmable à merci, conçue pour être modifiée comme on le souhaite.
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Réécrire la vie : jusqu’où peut-on aller ?
Avec Syn57, ces chercheurs viennent de démontrer que l’ADN n’était pas un cadre rigide et que les 64 codons utilisés par le vivant depuis l’aube des temps pouvaient être modifiées. Pour la première fois, un organisme fonctionne avec un plan qui n’est pas issu de l’évolution naturelle, mais d’une conception humaine.
Les perspectives qu’elle apporte au monde scientifique sont évidentes, mais son existence même place le débat sur un terrain très sensible. Syn57, avec son code isolé, n’appartient donc plus au patrimoine commun de tous les autres organismes et ne participe plus au réseau génétique global qui relie, depuis des milliards d’années, toutes les espèces entre elles.
C’est un point de rupture, tant d’un point de vue biologique, conceptuelle qu’éthique, et celui-ci nous place face à trois enjeux impossibles à ignorer. Le premier est celui du contrôle. En réallouant les codons libérés, il sera possible de créer des protéines inédites, des molécules artificielles aux usages thérapeutiques ou industriels.
Qui fixera les limites de ces applications ? Une partie de la recherche se fait encore dans un cadre académique ouvert, mais les perspectives économiques sont telles que ces organismes pourraient rapidement devenir des actifs au potentiel hautement stratégique. Une cellule entièrement reconstruite peut très bien, un jour, être revendiquée comme une invention, protégée par des brevets, et donc soumise aux logiques de marché qui gouvernent le secteur pharmaceutique. La maîtrise du code génétique risque alors de passer d’un terrain scientifique collectif à un champ privatisé, dans lequel quelques acteurs décideraient de l’orientation et de l’accès aux innovations permises par ce nouveau savoir-faire.
Le deuxième enjeu est celui de l’usage. Rien ne garantit, au long terme, que les apports que nous tirerons de Syn57 resteront cantonnées au domaine médical. L’histoire récente des biotechnologies nous a montré que toute avancée scientifique finit tôt ou tard utilisée comme un levier de puissance sur lequel presser. Ciseaux moléculaires CRISPR, séquençage de l’ADN transformé en outil de surveillance de masse, synthèse d’ADN intégrée à la rivalité internationale en bio-ingénierie, etc.
Une cellule invulnérable aux virus comme Syn57 peut sécuriser la production de médicaments ; elle peut tout aussi bien devenir une pièce dans la compétition industrielle ou militaire que se livrent déjà les grandes puissances.
Le troisième enjeu, lui, touche à la définition même de ce que l’on considère comme étant « vivant ». Depuis les découvertes de Charles Darwin, nous savons que tous les organismes sont reliés par un langage commun, fruit de l’évolution et transmis depuis le bouillon originel. Mais Syn57 s’écarte de cette continuité ; elle vit, mais son ADN ne lui permet plus d’être en contact avec le reste du vivant.
Peut-on encore, à cet égard, la considérer comme une variation naturelle ou un artefact développé pour l’Homme ? Est-il pertinent de parler de « vie », lorsque le langage biologique de cette dernière a été complètement réinventé ? Si l’on ne peut plus considérer l’ADN comme un héritage qui se transmet, mais comme une construction synthétique, que nous reste-t-il pour distinguer ce qui relève du vivant ou de l’ingénierie ? Voilà le constat vertigineux que nous impose Syn57 : la notion de vie n’est plus universelle ; il existe dorénavant une réalité biologique naturelle et une réalité biologie conçue.
- Des chercheurs britanniques ont reconstruit l’ADN d’une bactérie avec seulement 57 codons au lieu des 64 habituels, prouvant qu’un organisme peut fonctionner avec un code génétique simplifié.
- Cette cellule, baptisée Syn57, est illisible pour les virus et pourrait révolutionner la production industrielle de protéines, tout en servant de base à l’introduction d’acides aminés artificiels.
- Mais son existence soulève trois enjeux majeurs : le contrôle économique de ce savoir-faire, le risque d’usages stratégiques ou militaires, et la remise en cause de notre définition même du vivant.
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