Ce mercredi 30 juillet restera à jamais le plus beau jour de sa vie. Miyoko a découvert Julien Clerc lors de sa première (et unique) tournée japonaise, en 1974. Et depuis elle n’a cessé de l’aimer. Miyoko quitte Kobe dès qu’elle le peut pour aller voir son idole en concert : à Paris, à Biarritz, à Genève, à Lons-le-Saunier… Au fil des décennies, un lien s’est tissé avec le chanteur, d’abord étonné de tant d’attention, venue d’aussi loin. Puis attendri par la passion de cette septuagénaire francophone. Mais la Japonaise reste avant tout une fan : elle connaît tout de son Julien, de la date d’anniversaire de sa femme au compte Instagram de Léonard, son fils cadet. Alors, quand elle a vu sur les réseaux sociaux que ce dernier se trouvait dans son pays, elle a vite supposé que le garçon de 17 ans n’y était pas venu seul. Et c’est un Léonard un peu penaud qui avoue à ses parents, ce 30 juillet, que Miyoko l’a contacté, qu’il lui a répondu. Et qu’il n’a pas osé l’envoyer balader : « Je lui ai dit qu’on passait par Kobe. Elle nous attend à la gare. »
Point d’agacement chez Julien – ce n’est pas son genre, mais une pointe de fatalisme. « Alors invitons-la à déjeuner ! » Et voilà comment, au milieu de ses vacances en famille, Julien a offert à une fan le plus inimaginable des cadeaux. En grand professionnel, il sait se montrer agréable, laissant Hélène, sa femme, mener la conversation, elle qui ose poser des questions intimes, quand lui est de nature plus réservée. Il se prête de bonne grâce à la séance photo sur le quai de la gare. Avant d’embarquer pour Tokyo.
Impossible de se retrouver « lost in translation ». On peut choisir des chansons dans plusieurs langues. Le 2 août.
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Là, au milieu de la foule, Julien, Hélène et Léonard sont des anonymes qui viennent pour la troisième fois dans la capitale du pays. « Pendant vingt ans, raconte Julien, j’ai passé tous mes étés en mer, sur “Noé”, mon bateau, qui était amarré en Turquie. J’étais tranquille, je nageais des heures tous les jours. Et puis le Covid est arrivé, nous avons moins pu y aller. Donc je me suis résolu à m’en séparer. » Pas de nostalgie pour autant. Après un été en France entre le Pays basque et la Méditerranée (« qui n’ont pas réussi à égaler la Turquie », selon Hélène), Julien a écouté son fils, fan de cuisine – il se forme quand il le peut chez Guy Savoy ou Hélène Darroze à Londres, où ils vivent –, qui lui suggérait de manière un peu insistante d’aller au bout du monde. Dans cet archipel dépaysant, dont ils ne maîtrisent ni la langue ni la culture mais où réside Florent Dabadie, le fils de Jean-Loup (parolier de grands succès de Julien, décédé en 2020).
« J’ai revu Florent aux obsèques de son père, reprend le chanteur. Ça a été le déclic. On imagine le voyage ensemble, on le fait ensemble, il nous permet de vivre avec lui des moments merveilleux. » À l’été 2023, le trio Julien, Hélène, Léonard s’envole pour Tokyo. Puis retourne au Japon en 2024 et en 2025, donc. Au programme, Kyoto, Nagoya, les îles du Sud, les plages désertes, le Musée du mémorial de la paix de Hiroshima, les salons de thé privés de Tokyo ou les restaurants peu connus des touristes.
Julien et Hélène demandent chaque année à Florent de leur concocter un programme qui sorte des sentiers battus. Quand on les retrouve le vendredi 1er août, c’est pour aller chez Sukiyabashi Jiro. Jiro Ono, 99 ans, a été l’objet d’un documentaire sur Netflix et est supposé préparer les meilleurs sushis au monde. Point de réservation possible, encore moins de carte en anglais. Pour y être accepté, il faut être coopté par le fils du chef, 75 ans, derrière le comptoir ce jour-là et de fort mauvaise humeur. « Il y a deux personnes qui ne peuvent pas entrer, parce qu’elles portent des shorts. Si vous voulez venir manger ici, allez vous acheter un pantalon. Et personne ne fait de photos. » Julien se tourne vers Hélène. « Vous savez, ma douce, nous pouvons très bien aller ailleurs. » Mais Hélène ne veut pas décevoir son fils, alors ils filent acheter un pantalon à Léonard. Une heure plus tard, la messe est dite. « Je peux dire adieu aux sushis, je n’en mangerai plus jamais d’aussi bons », sourit Julien, dont le portefeuille a été allégé de 43 000 yens – 250 euros – pour ce déjeuner. « Les gens ne savent pas que Julien est passionné par la cuisine, nous explique Hélène. Il est lui-même un chef exceptionnel. Tel père, tel fils… » La chevelure bouclée de Léonard est une autre marque criante de la filiation, rappelant les jeunes années du chanteur de « Hair ». Depuis toujours, donc, Julien tient les fourneaux. À Londres, c’est lui qui fait les courses, prépare les repas, choisit les vins. « L’alcool ne réussissait pas à Hélène, nous avons décidé ensemble d’arrêter de boire il y a sept ans, précise-t-il. Mais j’adore toujours acheter de bonnes bouteilles pour nos amis. »
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Incognito dans le métro de Tokyo. La joie de l’anonymat, ils en profitent aussi à Londres, où ils résident.
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Longtemps, Julien a eu une image d’homme austère, peu commode, concentré sur son art, père de cinq enfants avec trois femmes différentes. Récapitulons : une amourette avec France Gall à la fin des années 1960 (il la consola quand Claude François la quitta, jaloux de son succès), puis un amour fou avec Miou-Miou, rencontrée sur un plateau de cinéma en 1975, déjà mère d’Angèle. Leur histoire dure six ans, le temps d’avoir Jeanne – aujourd’hui cinéaste – et de quitter Paris pour s’installer à la campagne. Julien fuit les mondanités. Plus le succès arrive, plus il vit proche de la terre, se promenant à cheval dans le parc de son château des Gouttes, dans l’Yonne. Et c’est grâce à cette passion qu’il rencontre Virginie Coupérie-Eiffel, cavalière émérite, en 1982. Mariage en Corse en 1985, voyage de noces sur l’île de Richard Branson, dans les Caraïbes, puis arrivée de Vanille et de Barnabé. Julien remplit Bercy, vend des disques par centaines de milliers, triomphe dans les années 1980 et 1990 avec ses tubes « Femmes, je vous aime », « Fais-moi une place » ou « Utile ». Au début des années 2000, l’histoire de Julien et Virginie est terminée. Et c’est un Julien célibataire, mais encore marié, qui rencontre la jeune Hélène Grémillon, en 2003, dans les coulisses de « Rive droite, rive gauche », l’émission de Thierry Ardisson. « Notre relation a fait que Julien a décidé de divorcer, raconte Hélène. Mais je n’ai pas été une briseuse de couple. »
Chez Sukiyabashi Jiro, où officient de grands maîtres du sushi, longtemps auréolé de trois étoiles Michelin. Le 1er août.
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Vingt-deux ans plus tard, elle est plus que jamais rayonnante, auteure épanouie de deux romans à succès et désormais aux commandes de multiples projets liés au développement personnel. Les années n’ont pas réussi à avoir raison de leur vouvoiement, suranné, charmant : « Ma douce » bouscule « JuJu » (prononcé DjuDju, à l’anglaise), lui permet de rester alerte. « Notre différence d’âge [il a 77 ans, elle 48, faites le calcul !] n’est pas quelque chose qu’il faut cacher, mais au contraire assumer, dit Julien. C’est évident que, sans Hélène, je ne serais pas au Japon aujourd’hui, je ne vivrais pas à Londres. Elle m’a appris à être léger, à accepter d’aller vers le mieux sans cesse. Je sais qu’avant elle j’avais tendance à me laisser gagner par mes idées sombres… »
Julien pense musique, il vit musique. Je vois bien, quand je le perds, qu’il a une mélodie en tête
Hélène Grémillon
Hélène veut être « du côté de la joie, même si ça peut sembler facile à dire, mais pas toujours simple à accomplir ». Sa première mission quand elle débarque dans la vie de la star de la chanson ? « Recréer du lien avec ses enfants. Avec ses ex-femmes. Faire famille. » « Pour certains, reprend Julien, la pilule avait été dure à avaler. Une séparation, ça brise forcément des choses. Hélène a développé des talents de diplomatie pour nous réunir et faire de moi un patriarche heureux. » Et Julien d’évoquer ce séjour en Guadeloupe l’année dernière, « avec mes cinq enfants et mes petits-enfants, quatorze personnes en tout. Parce que je tenais à leur montrer d’où nous venions. Et, pour tout ce petit monde, ce furent deux semaines merveilleuses, à jamais gravées dans nos mémoires ».
Hors du temps dans ce pays dont ils ne connaissent ni la langue ni les codes. Derrière eux, la tour de Tokyo.
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Quand on l’interroge sur ses absences durant l’adolescence d’Angèle, Jeanne, Vanille ou Barnabé, Julien plaide coupable. « Ils en ont peut-être souffert. J’ai fait ce que j’ai pu, je me suis toujours organisé pour avoir du temps avec les filles, comme avec Barnabé. Et lorsque Léonard était petit, je rentrais à la maison après chaque concert, quand nous vivions à Paris. Je voulais être là pour lui, et pour Hélène le matin. » « Au fil des ans, admet Hélène, Julien a évolué sur plein de sujets. Même si la famille est l’une de ses priorités, je sais aussi combien sa carrière est importante. Il pense musique, il vit musique. Je vois bien, quand je le perds, qu’il a une mélodie en tête. » L’intéressé ne contredit pas. « Si j’ai duré dans ce métier, depuis presque soixante ans, c’est parce que j’ai beaucoup travaillé, c’est vrai. Mais c’est aussi parce que j’y trouve toujours du plaisir. Ce n’est pas pour rien que je prends encore des cours de chant deux fois par semaine ! »
Je ne crois pas faire de compromis. Les décisions, nous les prenons ensemble. Et quand nous avons traversé une crise, nous l’avons surmontée ensemble
Julien Clerc
Julien se réjouit d’avoir conseillé Jeremy Reynolds, son professeur, aux artistes qu’il apprécie, d’Alain Souchon à Renaud, en passant par Zazie ou Calogero. Depuis son retour en Europe, il a commencé à répéter son prochain tour de chant, dix-huit mois sur les routes, « trois soirs par semaine, ça va… ». Et avant la première date, prévue en février 2026, il viendra interpréter « L’assassin assassiné » à la panthéonisation de Robert Badinter, le 9 octobre. « Je vais passer des semaines à bosser, parce que c’est un morceau compliqué, qui repose uniquement sur mes épaules. Je ne peux pas me louper. » Des ratés, Julien en a peu connu. « Le public est toujours là. Je crois qu’il a compris que j’étais quelqu’un de droit, de digne. Et de sympa aussi. » Quand son frère Gérard Leclerc est mort dans un accident d’avion, en août 2023, Julien a fait « [s] on devoir » : « J’ai appelé un à un mes frère et sœurs. Mais c’est Hélène qui m’a dit : “On prend la voiture et on va épauler Julie [la veuve de Gérard].” »
Effervescence nocturne et couleurs pop dans le quartier Shibuya, au cœur de Tokyo.
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Comment expliquent-ils la longévité de leur histoire d’amour ? « Pour que ça marche, il faut que la tête, le cœur et le sexe fonctionnent, répond Julien, paraphrasant Karl Lagerfeld. Quand l’un des trois manque, je ne suis pas sûr que ça fonctionne sur le long terme. » Leur appétence pour la culture, des pièces qu’ils vont voir à Londres ou à Paris aux livres qu’ils dévorent et se conseillent, les soude aussi. « Le Japon nous a appris une chose, note Hélène. C’est qu’on vit aussi très bien dans une forme d’ascétisme. » À chaque déménagement (le dernier a eu lieu le 15 août), le couple se sépare de meubles, d’accessoires, du superflu. « Je garde les livres qui me sont essentiels, explique Julien, et un piano. Dans cette maison, c’est la première fois depuis vingt ans que je n’aurai qu’un piano électrique. Il n’y a plus de place pour mon grand piano. »
Ce genre de compromis pourrait-il entamer sa créativité ? Il hausse les épaules. « Je ne crois pas faire de compromis. Les décisions, nous les prenons ensemble. Et quand nous avons traversé une crise, nous l’avons surmontée ensemble. » Il a décidé que Léonard serait son dernier enfant. Hélène aurait aimé en avoir un second au début des années 2010. Elle a vécu le refus de Julien comme un deuil. Mais l’amour a pris le pas. Dans ses chansons, désormais, Julien n’hésite plus à louer son épouse. Lui qui était réticent aux remerciements sur ses pochettes d’album a cette fois tenu à saluer celle qui lui permet de « garder le cap ».
Léonard, leur fils, tente d’attraper des peluches kawaii. Le 31 juillet.
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Tels de jeunes amoureux, ils n’ont toujours pas investi dans l’immobilier. « Nos deux seules propriétés, c’est notre voiture, garée chez mes beaux-parents dans le Poitou, et le “Patineur”, le pointu qu’Hélène m’a offert à Noël. On a tellement déménagé depuis qu’on est ensemble qu’on pourrait désormais partir du jour au lendemain. » Julien ne manque pas d’argent. Mais la vie lui paraît probablement plus légère sans attache dans la pierre, sans boulet au pied, porté par le regard d’une femme qui l’aime pour ce qu’il est vraiment. « Je sais que toute bonne chose a une fin. J’ai fait le nécessaire pour que, lorsque je ne serai plus là, personne ne soit dans l’embarras. » « C’est ce que je redoute le plus, confie Hélène les larmes aux yeux, je n’imagine pas une vie sans Julien. »
Alors, pour l’instant, si on chantait ? Direction le quartier de Shibuya et l’un de ses clubs de karaoké désuets, 24 salles réparties sur 6 étages. C’est la dernière soirée de leurs vacances japonaises et Julien a envie de prendre le micro. Là, dans la pénombre d’une nuit tokyoïte, avec quelques lumières scintillantes, les chansons des Beatles, de Stevie Wonder, d’Abba, de Céline Dion ou des Carpenters font rayonner leur bonheur. Et leurs cœurs de rockeurs. Évidemment.