Situées au nord-est du Japon, les Kouriles sont loin de la guerre en Ukraine, dont le front se trouve à plus de 7 000 kilomètres. Cela n’empêche pas les 20 000 habitants de ces îles russes d’en ressentir les effets. Quelques jours après avoir rationné les pleins de carburant, les autorités ont pris la décision de limiter l’accès aux pompes aux seuls véhicules prioritaires. « La vente d’essence AI-92 au public a été temporairement suspendue », a averti, le 25 août, le chef du district sur le réseau social Telegram.

La pénurie ne concerne pas que les confins de la Russie. Elle se fait sentir sur tout son territoire, où les files d’attente se multiplient dans les stations-service. A cela s’ajoute une augmentation du prix à la pompe. L’interdiction de l’exportation de carburant, instaurée fin juillet, vient d’être prolongée. Les récoltes agricoles et les déplacements liés aux vacances ont provoqué cette situation, affirment les autorités, tout en admettant du bout des lèvres des difficultés dans les raffineries.

LIRE AUSSI : « Rendre la vie invivable » : en Ukraine, le fléau sans limite des frappes aériennes russes

Ces dernières semaines, les frappes de drones et de missiles ukrainiens sur les installations pétrolières de la Russie ont diminué ses capacités de raffinage d’au moins 13 %. Plus d’une dizaine de dépôts et d’usines ont été touchés en août, jusqu’à Oukhta, aux portes de l’Oural, à 1 700 kilomètres du front. A côté de la guerre des tranchées, à coups de petits drones kamikazes causant des ravages parmi les fantassins, une autre bataille se déroule, beaucoup plus en profondeur des territoires des belligérants. Et alors que la Russie a toujours eu l’avantage sur ce plan, l’Ukraine rattrape son retard.

Elle a ainsi dévoilé un missile de croisière d’un nouveau genre. Le FP-5 doit son surnom de « Flamingo » à la pointe rose de ses prototypes. Il est massif : 6 mètres de longueur pour un poids de 6 tonnes et une capacité d’emport de plus d’1 tonne, selon son fabricant, Fire Point, un nouveau venu dans l’industrie de l’armement du pays. Ces caractéristiques doivent lui permettre d’atteindre, sur le papier, des cibles à 3 000 kilomètres de distance, potentiellement au-delà de l’Oural. Il possède l’avantage de pouvoir être lancé à l’aide d’une rampe mobile et non d’un avion.

Ce nouveau missile démontre tout le savoir-faire et la débrouillardise dont les ingénieurs ukrainiens font preuve, en s’appuyant sur l’héritage soviétique dont ils disposent. Son moteur, selon le spécialiste Fabian Hinz, serait le AI-25TL, produit depuis plusieurs décennies par le constructeur ukrainien Motor Sich pour équiper de petits avions à réaction. « C’est très malin, car cela permet d’avoir un système assez large, simple en matière de guidage, moins complexe que les missiles aux moteurs plus petits des Occidentaux », souligne le chercheur au groupe de réflexion IISS, spécialisé dans la défense.

Les premiers essais auraient été concluants, selon Fire Point, qui ambitionne d’en sortir 200 par mois en début d’année prochaine, contre un par jour actuellement. Dans une interview accordée à Politico, sa responsable de production, Iryna Terekh, déclare que son « succès » était déjà « significatif », en précisant que les drones de Fire Point avaient joué un rôle dans « la hausse des prix de l’essence en Russie ». Une référence à un autre de leurs produits, le FP-1, produit à une centaine d’exemplaires par jour pour un coût unitaire de 55 000 dollars. Capable d’emporter une charge explosive de 60 kilos, il peut parcourir jusqu’à 1 600 kilomètres.

A terme, un élément dissuasif pour l’Ukraine

Le FP-1 dispose de capacités équivalentes aux Shahed, de conception iranienne, que les Russes produisent en masse pour frapper l’Ukraine – ils servent également à leurrer les systèmes sol-air ukrainiens pour permettre à des missiles russes plus dévastateurs de passer les bulles de défense. En juillet, la Russie a ainsi tiré un nombre record de 6 297 drones de longue portée et 198 missiles, faisant des dizaines de victimes civiles. En août, ces attaques ont continué à perturber la vie des Ukrainiens, appelés chaque fois à se mettre à l’abri, et mis à mal une partie des infrastructures énergétiques, particulièrement ciblées, du pays. La rencontre entre Donald Trump et Vladimir Poutine du 15 août n’y a rien changé. Dans la nuit du 28 au 29 août, 598 drones et 31 missiles ont été tirés par la Russie, dont plusieurs ont touché des immeubles de Kiev, faisant au moins 19 morts – 563 drones et 26 missiles ont été neutralisés.

Les nouvelles capacités ukrainiennes viennent combler, du moins en partie, un déficit ancien en matière de frappes en profondeur. « Si l’Ukraine avait eu de tels moyens, cela aurait pesé sur la réflexion russe avant l’invasion de février 2022, estime Yohann Michel, de l’Institut d’études de stratégie et de défense de l’université Lyon-3. Cela permet aux Ukrainiens de rendre la monnaie de leur pièce aux Russes dans le courant de la guerre et, en cas de cessez-le-feu, cela pourrait offrir une forme de dissuasion, une frappe russe pouvant mener à une réponse ukrainienne comparable. »

Le défi est déjà de taille pour la Russie, comme le montrent les dommages infligés à ses raffineries ces derniers mois. Alors que ses défenses antiaériennes s’érodent, celles-ci devront être dispersées et faire face à une multitude de vecteurs. « Des attaques de saturation combinant des missiles Flamingo lourds avec des capacités de frappes longue portée plus légères en grand nombre pourraient se révéler efficaces, estime dans une note Fabian Hoffmann, chercheur à l’université d’Oslo. La question n’est pas de savoir si les Flamingo passeront, mais combien. »

LIRE AUSSI : Guerre en Ukraine : les lignes de défense peuvent-elles tenir face à l’armée russe ?

Ils ne seront pas seuls. Plusieurs entreprises ukrainiennes développent des armes de frappes en profondeur. Kiev a annoncé son intention de s’équiper en missiles balistiques – à la trajectoire en cloche et beaucoup plus véloces que les autres – et a déclaré en juin avoir terminé la phase de test de son « Sapsan », d’une portée de 300 kilomètres, pour une charge d’une demi-tonne. Elle a assuré aussi avoir achevé la mise en point, pour des frappes « sol-sol », de son missile de croisière R-360 Neptune, là encore de fabrication purement ukrainienne et d’une portée de 1 000 kilomètres.

Tous ces systèmes confirment la démocratisation en cours de la frappe de précision, auparavant réservée à quelques puissances. « Les Etats qui n’ont pas les moyens d’avoir une force aérienne, comme les pays Baltes, pourraient acquérir des drones et missiles capables de leur offrir une forme de dissuasion, anticipe Fabian Hinz, de l’IISS. Cela met d’autant plus la pression à la Russie qu’il n’y a pas besoin de charges explosives importantes pour infliger des dommages importants aux installations pétrolières. »

Cela ouvre aux Ukrainiens des opportunités à l’exportation en cas d’arrêt des combats. « L’émulation liée au conflit les a rendus très créatifs, ils ont de quoi inonder les marchés avec leurs produits pas chers, qui ont fait leurs preuves, et ils commencent déjà à prospecter », précise le consultant Claude Chenuil, ancien ingénieur général de l’armement. Les Ukrainiens avancent aussi à grand pas en matière de défense sol-air. Ils commencent à déployer des drones capables d’intercepter des Shahed et des missiles de croisière. Cela pourrait permettre, à terme, de concentrer l’utilisation des Patriot américains, en nombre limité et beaucoup plus chers, sur les missiles russes les plus dévastateurs et les plus véloces. La guerre en Ukraine n’a pas fini d’évoluer.

.