On y est. Les foyers de cas autochtones de chikungunya, cette maladie transmise par une piqûre d’un moustique-tigre infecté, se multiplient dans la région Nouvelle-Aquitaine. La Charente compte 14 cas, et la ville de Bergerac, en Dordogne, 30 cas déclarés, selon le dernier bulletin de Santé publique France publié le jeudi 28 juin, sachant que, tous les jours, de nouveaux patients sont testés. Le foyer bergeracois devrait donc s’étendre d’ici à la semaine prochaine, étant donné le nombre de tests pratiqués, dont la plupart reviennent positifs. En plus du chikungunya, trois cas autochtones de dengue viennent d’être déclarés en Gironde. Une autre maladie anciennement tropicale et désormais implantée ici, tout comme le West Nile, transmis par les moustiques communs.

« Le moustique-tigre est notre bébé », observe le professeur Denis Malvy, infectiologue au CHU de Bordeaux, clinicien membre du Comité de veille et d’anticipation des risques sanitaires (Covars). « Nous l’avons fait venir en Europe : il a pris l’autoroute – via les pneus –, le train, l’avion, et aujourd’hui on le maintient par l’habitat humain. Il profite de la densité humaine pour exploser et s’exprimer, c’est une bête urbaine qui se déploie aussi bien dans les beaux quartiers que dans les friches. Partout où des humains vivent. »

Le professeur Denis Malvy, infectiologue au CHU de Bordeaux : « Aujourd’hui, on se contente de casser le risque des arboviroses, pour qu’elles ne se propagent pas, mais il va falloir anticiper ce risque. »

Le professeur Denis Malvy, infectiologue au CHU de Bordeaux : « Aujourd’hui, on se contente de casser le risque des arboviroses, pour qu’elles ne se propagent pas, mais il va falloir anticiper ce risque. »

GUILLAUME BONNAUD/SO

De son côté, le professeur Hervé Fleury, virologue à Bordeaux, rappelle que cette déferlante d’arboviroses, ces infections provoquées par des arbovirus transmis via une piqûre de moustique, était « prévisible ». « C’est le prix à payer de la mondialisation et du dérèglement climatique, lâche-t-il. La situation est pire que celle de l’année dernière, et moins mauvaise que celle de l’année prochaine. Les scientifiques l’annoncent depuis longtemps, les politiques vont devoir faire des choix, et très vite. » Or, les deux scientifiques, le clinicien et le chercheur, sont non seulement d’accord sur l’état des lieux mais estiment que la mesure du risque sanitaire pour les humains n’a pas été prise.

Mitigation

« Aujourd’hui, face à cette ‘‘poussée de fièvre’’ de cas autochtones, qui vont se multiplier, les autorités sanitaires mènent des actions minorées, de la mitigation, remarque Denis Malvy : on casse le risque après qu’un ou deux cas de maladie se sont exprimés pour tenter de limiter le foyer, de le contenir. C’est déjà un énorme travail, de la dentelle, du porte-à-porte… mais trop tard. Nous ne pouvons plus nous permettre d’attendre le premier cas humain. Le risque sanitaire existe, on doit l’assumer et l’anticiper. Il faut assurer une réelle prévention, à l’instar des Villes de Brive et de Montpellier qui utilisent la technique des moustiques mâles stériles pour restreindre la population de ces insectes nuisibles. Si on ne se résout pas à trouver des solutions en amont, alors on sera dans la situation de Bergerac. »

À Bordeaux, une action a été menée pour limiter la population de moustiques, en pariant sur la voracité des chauves-souris, qui sont capables de gober 2 000 insectes par nuit

Le professeur Hervé Fleury, virologue et chercheur Bordelais : « La pulvérisation d’insecticides la nuit par avion, comme aux États-Unis, on y viendra. »

Le professeur Hervé Fleury, virologue et chercheur Bordelais : « La pulvérisation d’insecticides la nuit par avion, comme aux États-Unis, on y viendra. »

Stéphane Lartigue

Tous les deux tiennent un même discours : il faut agir en amont, et vite. Le professeur Fleury, en observateur des pratiques face à ce risque dans le reste de la planète, prône une démoustication globale : « Je travaille avec une société à Boston, aux États-Unis, qui vise à cartographier les virus émergents dans le monde, et je constate que, dans le Massachusetts et dans d’autres États américains, on pulvérise des insecticides par avion, la nuit, préventivement. En Europe, c’est interdit par les règlements, or, le produit pulvérisé américain n’est certes pas sans danger pour les humains, même les abeilles sauf si elles restent enfermées dans leurs ruches, mais malgré la toxicité du produit aérosol, des vies peuvent être protégées. On y viendra… »

En 2019, à Bordeaux, une action a été menée pour limiter la population de moustiques en pariant sur la voracité des chauves-souris, qui sont capables de gober 2 000 insectes par nuit et particulièrement des moustiques. Des nichoirs à chauves-souris ont été installés, mais l’initiative s’est soldée par un échec. « C’était écologique, certes, mais les résultats escomptés n’ont pas été là parce que les moustiques-tigres sortent le jour, déplore le professeur Fleury. Il va falloir frapper fort, parce que le virus West Nile, implanté en Aquitaine depuis trois ans déjà, provoque des encéphalites chez l’humain. En Californie, on déplore 350 morts à la suite d’une infection au West Nile depuis 2000. Si on ne traite pas en amont, dans quelques années il y aura des morts chez nous aussi. »

Miser sur la prévention

Cela dit, à ce jour, aucune action, écologique ou pas, selon la méthode « Terminator » américaine ou plus « propre » comme à Brive et Montpellier, n’éradiquera totalement les moustiques et leurs piqûres. « Nous sommes préparés à prendre en charge les cas de personnes infectées, assure le professeur Malvy. Le chikungunya n’envoie pas les patients à l’hôpital, sauf des gens très vulnérables, mais nous avons soigné une personne infectée par le West Nile. Les décès sont rares, mais ils existent – aux États-Unis, en Italie, en Serbie, en Autriche… Notre patient à Bordeaux s’en est sorti, mais il a été hospitalisé en réanimation. »

Le virus West Nile est particulièrement bien implanté dans la région. Il se répand via la piqûre d’un moustique commun, le Culex, favorisé par le réchauffement climatique. Dès 2023, il a fait l’objet d’un foyer actif chez les chevaux, les oiseaux transportant ensuite le virus plus loin. « Le virus peut être présent sans symptôme, note l’infectiologue bordelais. Y compris dans le sang et les organes. La surveillance des dons de sang et d’organes est tellement pointue que le risque de transmission est égal à zéro. On jugule, on colmate, on protège, mais on doit apprendre à vivre avec ce risque. Et à le prévenir. »

La vaccination n’est pas encore à l’ordre du jour. Le premier vaccin contre le chikungunya ayant généré des effets indésirables, un second devrait être mieux toléré. Le vaccin de la dengue n’est disponible que pour les personnes qui se rendent dans des pays où sévit une épidémie. Mais pas de vaccin non plus contre l’infection à virus Zika, alors même que des études montrent les risques pour les bébés des femmes enceintes.

« Il faut changer de logiciel, prône le professeur Malvy. L’urbanisme des villes doit tenir compte de ce risque, et le désacraliser pour se préparer : désasphalter, désimperméabiliser les sols, faire évoluer notre habitat, reverdir… Ces choix seront politiques, avec des arbitrages indispensables. »