Près de 2000 fonctionnaires européens ont ainsi signé un courrier daté du 29 juillet adressé à la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et la Haute représentante Kaja Kallas, et diffusé sur les réseaux sociaux, exhortant l’UE à « prendre des actions décisives » pour obtenir qu’Israël lève tout blocage à l’aide humanitaire dans la bande de Gaza. Et d’insister qu’il s’agit là « d’un test déterminant pour les fondations morales et politiques de l’Union, principes sans lesquels le projet européen perdrait sa signification et sa légitimité ».

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Cette lettre n’est pas le premier courrier de fonctionnaires européens envoyés aux dirigeants de leurs institutions pour exprimer leur préoccupation quant au fait que, selon eux, l’Union en fait trop peu pour changer la situation au Proche-Orient. Il s’agit d’une énième manifestation d’un courant qui traverse la fonction publique européenne.

Tous les jeudis, plusieurs dizaines de ses membres manifestent ainsi pour la paix et la justice devant le Berlaymont, le siège de la Commission, à l’initiative du mouvement EUStaff4Peace. Actif depuis novembre 2023, celui-ci affirme être fort du soutien de 2000 sympathisants de toutes les institutions (essentiellement de la Commission, la plus importante, avec 32 000 fonctionnaires, mais aussi du Parlement européen, du Conseil, du service européen d’action extérieure, d’agences exécutives…, NdlR). « Ça a été un mouvement spontané des fonctionnaires de l’Union européenne, très engagés et convaincus des valeurs de paix, de respect des droits humains, du droit, qui sont la base des traités européens », retrace Giovanni, qui en est membre depuis les débuts.

Cette volonté de voir l’UE agir avec davantage de détermination pour avoir un impact sur la situation au Proche-Orient est « un sentiment très partagé en interne », affirme Antoine (prénom d’emprunt), fonctionnaire européen actif dans les relations internationales. Lui-même n’est pas membre de EUStaff4Peace, mais a participé à des ventes de gâteaux dont les bénéfices étaient destinés à la Croix-Rouge à Gaza, et apposé sa signature sous plusieurs courriers internes adressés aux dirigeants des institutions européennes. Dans le chef des celles et ceux qui se mobilisent, « il y a une vraie préoccupation pour le sort des Gazaouis et une révolte contre les violations du droit international et des obligations qui incombent à l’UE en vertu des traités ».

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En manifestant publiquement, les fonctionnaires européens marchent sur un fil. « Les membres du personnel qui souhaitent exprimer leurs opinions sur les politiques européennes disposent d’une variété d’outils internes pour le faire », souligne la Commission, qui précise que « les lettres internes ne sont pas destinées à être publiées ». L’exécutif européen rappelle aussi que les locaux de l’institution ne sont pas destinés à être des lieux « d’activisme politique ». Ceux qui enfreignent les règles que sont tenus de respecter les fonctionnaires s’exposent à des procédures disciplinaires.

De l’autre côté du rond-point Schuman dans le bâtiment Europa du Conseil, des fonctionnaires vêtus de t-shirts frappés de l’inscription « Dites non au génocide » ont été vigoureusement priés de quitter la cantine du bâtiment.

Le média EUObserver a révélé que fin mai dernier, Katharina von Schnurbein, la coordinatrice de la Commission pour la lutte contre l’antisémitisme, avait dénoncé dans une discussion avec des ambassadeurs européens à Tel Aviv un « antisémitisme ambiant », dans les institutions, susceptible d’influencer la position sur Israël. Et d’illustrer son propos en évoquant la vente de gâteaux pour Gaza. Une accusation que ne digère pas Giovanni : « Ces collègues ne sont pas antisémites, mais des pacifistes, et les opinions pacifistes ont droit de cité dans l’espace de la fonction publique européenne. Nous ne sommes pas des rebelles. Ce sont des collègues qui ni demandent rien d’autre que le respect des traités, du droit européen, des droits humains et des droits internationaux ».

Une manifestation de EUStaff4Peace, à la cantune de la Commission,  pour demander que l'UE agisse résolument pour restaurer l'accès de l'aide humanitaire à Gaza.Une manifestation de EUStaff4Peace, à la cantune de la Commission, pour demander que l’UE agisse résolument pour restaurer l’accès de l’aide humanitaire à Gaza. ©EUStaff4Peace

Antoine dit ne pas avoir eu vent, ni subi de pression mais estime qu’elle est « sans doute plus forte sur les juniors ou les contractuels. C’est compliqué ne fût-ce que d’être aperçu dans des manifestations politiques. Les milieux diplomatiques ne sont généralement pas les lieux d’expression du militantisme. Il y a une crainte de brûler son avancement de carrière ».

« La crédibilité de l’UE est en jeu »

L’action des fonctionnaires européens n’est pas uniquement déclaratoire. EUStaff4Peace a fait parvenir en avril dernier un mémorandum en 19 points dont l’exécution permettrait à l’UE d’agir envers Israël conformément au droit international. « Nous demandons aux dirigeants européens d’utiliser jusqu’au bout tous les pouvoirs légaux à leur disposition », précise Giovanni. Les États membres ne semblent pas y être prêts. La suspension, même partielle de l’accord d’association avec Israël n’est pas à l’ordre du jour, et il faudra voir ce qu’ils feront de la proposition de la Commission de suspendre la participation d’Israël au programme de recherche Horizon Europe.

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Désireux de contribuer au débat, plus de deux cents anciens ambassadeurs et hauts fonctionnaires européens et nationaux ont envoyé une troisième lettre ouverte aux dirigeants des Vingt-sept, des institutions de l’UE, à la HR et autres commissaires compétents, appelant « à la mise en œuvre immédiate de mesures par l’UE contre les actions illégales d’Israël en Cisjordanie et à Gaza ». Leurs deux derniers courriers détaillent ce qu’il serait possible de faire, faute d’unanimité, à la majorité qualifiée des États membres, ou par les États, individuellement, ou par groupe, sans aller à l’encontre des traités européens. « On pourrait être beaucoup plus proactifs », soutient un des signataires de ces lettres. « Déjà, la fin du commerce avec les entreprises installées dans les colonies en Cisjordanie, c’est le minimum de ce qu’on pourrait faire. »

Ce qui est perçu comme une réticence européenne à faire pression sur Israël, « porte atteinte à notre crédibilité internationale », insiste Antoine. « Nous avons tous essuyé des reproches de la part de nos interlocuteurs d’autres pays, même si certains sont des pays qui tiennent eux-mêmes un double discours », témoigne-t-il. Son avis est corroboré par le signataire de la lettre des anciens ambassadeurs et hauts fonctionnaires. « Il y a une très grande frustration qui s’exprime maintenant, qui se catalyse autour du dossier de Gaza parce que ce qui s’y passe est tellement choquant, mais qui a aussi trait, plus largement, à la paralysie de l’UE. On s’écrase sur tous les dossiers litigieux. D’une part parce qu’on n’arrive pas à un consensus interne et ensuite, parce que nous n’avons pas le courage de nos ambitions. »

Certaines commissaires sortent du bois

Ursula von der Leyen s’est vue reprocher d’avoir une position trop accommodante vis-à-vis d’Israël, mais au sein même de son collège, des voix plus critiques de ce qui se passe à Gaza se font entendre. « Si ce n’est pas un génocide, ça ressemble beaucoup à la définition utilisée pour exprimer cette signification », a déclaré l’Espagnole Teresa Ribera, n°2 de la Commission, début août. « C’est une famine qui aurait pu être évitée si nous avions été autorisés à fournir notre aide humanitaire. Et c’est une famine à 100 % créée par l’homme, alors que des montagnes d’aide humanitaire attendent à quelque distance des populations affamées », a souligné de son côté la Belge Hadja Lahbib, commissaire chargée de l’aide humanitaire dans une interview accordée aux agences de presse, pointant en creux la responsabilité d’Israël.

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