Rédacteur en chef de “Society” et co-auteur de la célèbre enquête sur Xavier Dupont de Ligonnès parue en 2020, Pierre Boisson consacre une superbe enquête littéraire à Christine Pawlowska, autrice injustement tombée dans l’oubli.

Le 9 août 2022, le journaliste Pierre Boisson tire un petit livre à la couverture craquelée de la bibliothèque de la maison dans laquelle il séjourne. Il est intrigué par le titre, Écarlate, et par l’histoire du manuscrit. Celle d’un cahier rouge à spirale noirci à la main et arrivé sur le bureau de Simone Gallimard, directrice du Mercure de France, qui en tombe amoureuse et décide de le publier. Pierre Boisson n’a jamais entendu parler ni du roman publié en 1974, ni de son autrice Christine Pawlowska qui a alors 22 ans. Il est frappé par la force de ce court récit incandescent, poétique et violent sur l’adolescence, les relations mères/filles, les premières amours et par la voix de la narratrice, une “autrice-née”. Le roman est pourtant le seul jamais publié par Christine Pawlowska, décédée en 1996 d’un arrêt cardiaque à l’âge de 44 ans.

“Rapidement, je commence à reconstituer certains éléments de sa vie, nous raconte Pierre Boisson. Pas pour en faire un sujet de livre ou d’article mais pour assouvir une curiosité intellectuelle. Je contacte la maison d’édition L’éditeur singulier, qui avait republié Écarlate à deux cents exemplaires en 2014 pour qu’elle m’envoie cette réédition préfacée par Alexandre Fillon.” En lecteur avide, il songe d’abord à intégrer son histoire à “un article plus large sur le matrimoine littéraire”, sujet qui le passionne. S’il est tombé dans l’oubli, Écarlate est loin d’être passé inaperçu à sa sortie. “Elle en vend des milliers d’exemplaires, et les plus grands critiques français le chroniquent.” Difficile de croire que ce texte d’inspiration largement autobiographique n’ait pas traversé les décennies, tant il fait émerger une écriture singulière, forte, presque brutale.

Écarlate raconte avec une honnêteté rare et très contemporaine la beauté et la violence de l’expérience féminine de l’adolescence. En une petite centaine de pages, Christine Pawlowska explore sa relation conflictuelle avec sa mère, son amitié passionnelle avec son amie Melly, sa première expérience sexuelle, sa dépression, sa défiance vis-à-vis de la domination des adultes. “Qu’as-tu fait en me donnant la vie ? demande-t-elle à sa mère. J’en crèverai.” La narratrice est attirée par une vie totale faite d’art, de liberté et de relations fusionnelles, elle cherche la beauté dans la banalité du monde et décrit cette quête dans des fragments poétiques, traversés par des visions quasi-mystiques. Et avec une insolence toute adolescente qui donne sa singularité à Écarlate. “Nous, madame, lâche-t-elle à une femme qui lui reproche de sécher l’école, on emmerde le monde.”

Retracer la vie de Christine Pawlowska

Poussé par son amour de ce texte unique et intemporel, Pierre Boisson remonte la trace des deux fils de Christine, Nicolas et Johan, nés de sa relation avec Gipsy, l’homme violent qu’elle rencontre en 1970 et qui ne cessera d’entrer et de sortir de sa vie. Le cadet transmet une enveloppe au journaliste. “En l’ouvrant, je découvre la correspondance de Christine. Des lettres que je lis et qui me bouleversent. J’y retrouve sa voix, celle d’Écarlate. Elle revit soudainement et je me dis que ces lettres doivent absolument exister quelque part.” L’idée de lui consacrer un livre est née. 

En interrogeant ses deux fils, ses amies, son frère, d’anciens amants, et en récupérant la correspondance entre Simone Gallimard et Christine Pawlowska, Pierre Boisson retrace avec beaucoup de délicatesse, de respect et d’intelligence l’histoire de la vie de Christine Pawlowska : sa naissance sous le nom de Kujawa en 1952 à Alès, sa relation fusionnelle et conflictuelle avec sa mère, sa dépression adolescente, sa première tentative de suicide “comme si elle voulait essayer pour voir”. Jusqu’à ce jour de 1968 où elle quitte sa famille pour rejoindre “la bande des marginaux d’Alès” et devenir, avec son partenaire d’alors, avorteuse clandestine. C’est à cette époque que cette fervente lectrice écrit Écarlate, dans un geste fiévreux et radical. Le père Jean Servel, un ami de sa mère, transmet le texte à l’une de ses connaissances, un prêtre publié chez Gallimard qui l’envoie à son tour au Mercure de France. Christine se retrouve projetée du jour au lendemain dans le milieu littéraire parisien, dont Pierre Boisson dresse un passionnant portrait.  

Il est aussi question des relations de l’autrice, d’abord avec Gipsy puis avec un “notable local” plus âgé, qui veut absolument que Christine Pawlowska écrive avec lui un livre sur la guerre d’Algérie, refusé par son éditrice. Simone Gallimard est déçue : elle continue d’espérer un deuxième roman à la hauteur d’Écarlate. Il n’arrivera jamais. Au fil des chapitres de Flamme, volcan, tempête…, Christine ne cesse d’apparaître sous un jour différent : patronne de bar, formatrice, écrivaine, insomniaque, grande lectrice, amatrice d’opéra et de musique classique. “Difficile, confie Pierre Boisson dans un sourire, de ne pas tomber sous son charme.”

L’invisibilisation des autrices dans l’histoire

Le journaliste dessine aussi une histoire plus large de l’invisibilisation des autrices dans l’histoire littéraire. “Je me suis rendu compte qu’à chaque étape de sa vie ou presque, Christine Pawlowska remplissait les critères théorisés par Julien Marsay dans son essai La revanche des autrices (Payot) pour expliquer l’invisibilisation des écrivaines. Elle a été victime de toutes les violences patriarcales et de toutes les dominations littéraires possibles.” Pierre Boisson raconte par exemple comment Gipsy accuse Pawlowska de faire “la pute pour les libraires”. Sans compter le temps, l’argent, cette chambre à soi qui lui manquent cruellement. “Christine doit s’occuper de ses deux enfants, elle n’a pas d’argent et pas d’espace physique et mental pour se consacrer à l’écriture.” 

Quant à savoir pourquoi Écarlate a été effacé de l’histoire littéraire, il écrit que “les autrices les plus politiques, celles qui ont bousculé l’ordre social […] ont toujours été balayées les premières”. Or Écarlate est, selon lui, “un livre politique sur les hommes, la religion, le refus de devenir une adulte et des rôles qu’imposent la société notamment aux femmes”. Pierre Boisson a retrouvé des poèmes de Pawlowska, dont certains sont reproduits dans son livre, mais pas de deuxième roman. “Je crois que ce désir de découvrir un manuscrit disait mon envie qu’elle s’en sorte.” 

Lorsqu’il est allé voir Adrien Bosc, directeur des éditions du Sous-Sol, pour lui présenter son projet d’enquête littéraire, ce dernier lui a demandé de lui faire lire Écarlate. L’éditeur nous explique qu’il aurait trouvé “étrange de publier un récit dont la valeur littéraire ne [lui] semblait pas justifiée”. Deux jours après avoir lu le court roman de Christine Pawlowska, Adrien Bosc envoie un mail enthousiaste à Pierre Boisson. La décision est prise de republier Écarlate en même temps que Flamme, volcan, tempête. Une évidence pour Adrien Bosc pour qui une nouvelle invisibilisation de “ce livre disparu, oublié, indisponible” aurait été “d’une grande violence”. “Sortir un portrait d’elle sans qu’Écarlate soit disponible et lisible m’aurait paru politiquement difficile à comprendre et à justifier”, explique Pierre Boisson. “Je suis très content que les deux existent et que l’un puisse nourrir l’autre.” Il marque une pause. “Et que Christine Pawlowska puisse avoir une sorte de deuxième vie.”

Flamme, volcan, tempête de Pierre Boisson, Éditions du Sous-Sol, 224 p., 21 €. En librairie.

Écarlate de Christine Pawlowska, Éditions du Sous-Sol, 112 p., 13€. En librairie.


Christine Pawlowska © Éditions du sous-sol

Christine Pawlowska © Éditions du sous-sol