Le client du bar situé au 264, rue Sainte-Catherine n’échappe pas au rituel : le premier verre de liqueur de cerises est rempli à ras bord, il faut en boire suffisamment – sans se servir de ses mains – pour que le serveur puisse rajouter des cerises confites. Au goût, on trouve du fruit – de la cerise, forcément, mais aussi des notes de pruneau et de fruits confits –, du sucre, équilibré par de l’acidité, et pas mal d’alcool quand même.

Mais la piana vyshnia, cette liqueur qui donne son nom au bar, est bien plus qu’une boisson pour Maxime Kolesnitchenko, l’un des deux gérants : « C’est l’emblème de notre pays. Une liqueur dont la recette remonte au XVIIe siècle. On la sert dans des verres traditionnels que vous ne pouvez trouver que dans nos bars. »

Une soixantaine dans le monde

Maxime Kolesnitchenko est ukrainien, comme son nom l’indique. Originaire d’Odessa, il est arrivé en France en 2014 dans un contexte politique déjà tendu avec la Russie. À Mont-de-Marsan, « parce qu’on y connaissait d’autres Ukrainiens, des gens sur qui on a pu s’appuyer pour nous intégrer à la société française ». Il a ensuite passé un bac professionnel au lycée viticole de Libourne-Montagne et exercé plusieurs activités avant d’ouvrir ce bar en mai 2025, à 27 ans, avec son frère Stanislav, 25 ans.

Un lieu atypique où on ne sert quasiment que de cette piana vyshnia. « Pas de bière, pas de vin, pas de coca, pas de café. En dehors de cette liqueur on n’a que de l’eau, une limonade parfumée au jus de cerise ukrainienne, et aussi des chocolats dans lesquels on trouve cette cerise. On vend aussi des bouteilles avec des emballages différents, mais ça correspond juste à des différences de contenance ou à des formats cadeau. L’alcool est toujours le même. »

Pari gonflé

Le pari est gonflé mais il semble fonctionner. Maxime Kolesnitchenko dit atteindre la centaine de couverts par soirée dans le week-end, et réaliser un joli chiffre d’affaires après seulement trois mois d’activité. Combien ? « Je n’ai pas le droit de le dire. C’est une des clauses de notre contrat de franchise. » Piana Vyshnia est en effet aussi une chaîne de bars dédiés à cette liqueur. Il en existe une soixantaine, répartis dans une quarantaine de villes et une dizaine de pays. Principalement en Ukraine – le premier a été ouvert à Lviv, à côté de la frontière polonaise, en 2015 – mais aussi en Europe de l’est : Roumanie, République tchèque, Pologne, Lettonie… Et peu en Europe de l’ouest. « Il n’y a que nous et un petit bar en Autriche. Il y en avait un à Londres mais il a fermé à cause d’un problème de licence. En France, on est les seuls. »

« Je compte des Russes parmi mes amis. Des gens qui sont contre Poutine et qui sont contre la guerre »

La rareté crée l’attrait. En plus du public bordelais, la Piana Vyshnia attire des clients qui viennent parfois de loin : Poitiers, Paris, Montpellier… « Pour les Ukrainiens, cette boisson, c’est un synonyme de rencontres, d’échanges. On cultive ça en mettant volontairement un nombre insuffisant de chaises en place. Comme ça les gens vont demander à d’autres clients s’ils peuvent en emprunter une, et la conversation s’engage. L’autre jour on a eu un groupe de Russes qui sont venus de Toulouse et qui sont restés jusqu’à la fermeture. »

Maxime Kolesnitchenko à Angoulême, le 24 août, lors d’une fête célébrant les 34 ans de l’indépendance de l’Ukraine.

Maxime Kolesnitchenko à Angoulême, le 24 août, lors d’une fête célébrant les 34 ans de l’indépendance de l’Ukraine.

Piana Vyshnia

Car le lieu n’est pas fermé aux Russes. « J’en compte parmi mes amis. Des gens qui sont contre Poutine et qui sont contre la guerre. » Et même si Maxime Kolesnitchenko met un point d’honneur à ne parler qu’ukrainien, français et anglais, son bar est aussi un point de rencontre pour tous les russophones de Bordeaux et de sa région. En une grosse heure on y croise des Russes, des Arméniens, des Biélorusses, des peuples parmi lesquels la liqueur de cerise est connue.

Vadym Omelchenko, ambassadeur d’Ukraine en France, reçu dans le bar, rue Sainte-Catherine.

Vadym Omelchenko, ambassadeur d’Ukraine en France, reçu dans le bar, rue Sainte-Catherine.

Piana Vyshnia

Reste que la Piana Vyshnia est un lieu d’affirmation de l’identité ukrainienne. Il a accueilli l’ambassadeur, Vadym Omelchenko, en mai. Le 24 août, jour anniversaire de l’indépendance du pays, il a tenu un petit stand à Angoulême où une célébration était organisée. Et en ce début septembre, il relaie une opération de collecte de fonds pour l’achat de drones à des fins militaires. « On en a déjà organisé trois et on a recueilli plus de 100 000 euros qu’on a envoyés en Ukraine pour l’achat de matériels. »

Un activisme que le jeune gérant relie à l’emplacement du bar, à quelques pas de la place de la Victoire. « C’est déjà génial d’être sur la plus grande rue d’Europe, sur un site où les gens font la fête, mais c’est surtout incroyable de boire une liqueur ukrainienne juste à côté d’un endroit qui célèbre la victoire. C’est un symbole, ça ! Même nos partenaires à Lviv étaient impressionnés. Quand on a trouvé ce local, on s’est dit qu’on n’allait pas en chercher d’autres. »