Le soir commence à tomber à Bournemouth, neuf hommes et une femme sont réunis dans un parking du centre. Tous sont vêtus de noir et portent une tunique bleu marine avec les mots Safeguard Force [“Force de protection”]. Ils s’apprêtent à partir pour leur patrouille du soir dans le quartier. “Nos rues ne sont pas sûres”, “nos femmes circulent avec la peur au ventre”, déclarent-ils. Il y a tous les styles dans le groupe, mais on constate une prépondérance de tatouages, de carrures imposantes et de gros muscles.
“On n’aime pas le mot ‘milice’, pas du tout même”, déclare Gary Bartlett, le fondateur. Si certains en ville emploient ce terme pour décrire le groupe, d’autres semblent accueillir celui-ci à bras ouverts. Beaucoup de gens pensent qu’il y a quelque chose de pourri au cœur de Bournemouth, et ils espèrent que Bartlett et ses amis pourront y remédier.
Prospérité discrète
Safeguard Force se présente comme un groupe de “volontaires au service de la communauté afin de protéger les plus vulnérables”. Vaguement en uniforme, non officiel, non réglementé, le groupe a pour objectif de dissuader les délinquants et d’assister une police débordée dans des rues où la loi ne règne plus. Lancé au début du mois d’août, il patrouille le centre-ville tous les soirs à partir de 19 h 30. Il projette d’élargir ses horaires et d’étendre l’idée à tout le pays.
Bournemouth, dans le comté du Dorset. COURRIER INTERNATIONAL.
L’apparition d’un groupe de ce type semble à première vue incongrue dans un endroit comme Bournemouth. La ville a longtemps été synonyme de distinction et de prospérité discrète et conservatrice, et c’est toujours le cas. Elle dispose d’un secteur des services financiers prospère, de deux universités bien en vue et d’un club de football de Premier League ambitieux. Elle est riche : tenez-vous sur la jetée et vous verrez les façades de verre des demeures des millionnaires du quartier de Sandbanks étinceler au soleil sur les quelques kilomètres de la plage. Le taux de chômage est inférieur à la moyenne nationale et les rues sont en train de devenir plus sûres, affirme la police du comté du Dorset.
Celle-ci ne soutient pas Safeguard Force, elle s’interroge sur la formation et le processus de sélection de ses membres et leur recours aux caméras piétons. Elle fait valoir que les chiffres officiels des crimes violents et les incivilités ne cessent de baisser.
Impression de déliquescence
Le problème, c’est que personne ne les croit. Cela se comprend. Rien qu’au cours des dernières semaines, il y a eu d’énormes bagarres sur la plage, quelqu’un s’est fait larder de coups de couteau près des jardins et une personne s’est fait violer dans des toilettes publiques. Trois hôtels du centre ont été réquisitionnés pour loger des demandeurs d’asile, au grand dam de certains, qui les ont accusés d’être des centres de travail clandestin et de criminalité. La municipalité a beau déclarer que le petit commerce se porte de mieux en mieux, le centre-ville baigne dans une impression de malaise et de déliquescence.
“Le centre-ville donne l’impression d’être en déclin depuis très longtemps, déclare Tom Hayes, député travailliste de Bournemouth Est. Les jardins ne sont plus entretenus comme avant, le commerce stagne. Cette ville côtière a été ignorée au plus haut niveau pendant très longtemps.”
Et d’ajouter : “Les gens me disent qu’ils ne prennent même plus la peine de signaler les infractions parce qu’ils ont l’impression de tomber de Charybde en Scylla.” Le Parti travailliste s’efforce de remédier à ce passé de négligence, affirme-t-il, avant d’évoquer le recrutement de 40 policiers supplémentaires. “J’enjoins les gens à ne pas rejoindre Safeguard Force. Il y a d’autres moyens d’améliorer nos quartiers, réparer les aires de jeu par exemple.”
“Je n’irais pas ici la nuit”
Aussi importantes que soient ces suggestions, les habitants semblent avoir autre chose en tête. “Il y a beaucoup de criminalité, beaucoup d’agressions”, déplore Joy White, 78 ans. Nous sommes en train de discuter dans [le parc] des Lower Gardens, en plein jour, mais “je n’irais pas par ici la nuit, confie-t-elle. Ce groupe, là, c’est une très bonne idée. On en a besoin.”
“Je préférerais que ce soit la police qui patrouille, et elle devrait, avec tous les impôts qu’on paie, déclare Chris Cant, 63 ans, qui a un appartement de vacances en ville. Mais en fait, je suis juste ravi de voir que quelqu’un prend les choses en main.”
Tout le monde ne partage pas cet enthousiasme. “On dirait une milice d’autodéfense”, déclare Jeremy Lawson, 41 ans, qui tient une boutique dans Westover Road, une rue chic de la ville, et est également auxiliaire de police.
“Il paraît qu’ils sont sélectionnés rigoureusement, mais ce genre de chose peut attirer des gens pas très nets. Regardez les membres : on dirait un de ces groupes d’extrême droite américains.”
Dissuader et calmer le jeu
Retour au parking. Ritchie Wellman finit son briefing. L’objectif, c’est de dissuader et de calmer le jeu, pas de chercher des infractions. Les patrouilles ont été impliquées dans cinq incidents au cours des deux premières nuits, me dit-on. Elles ont calmé des bagarres et apporté les premiers secours ; un groupe de jeunes qui attaquait un couple s’est enfui en voyant une patrouille approcher.
Ils ont bien fait : les volontaires comptent dans leurs rangs des videurs de boîte de nuit, d’anciens soldats et un entraîneur de boxe. Safeguard Force a reçu des centaines de demandes de candidature. Le groupe vérifie que les intéressés ne sont pas inscrits au Disclosure and Barring Service [un registre, accessible aux employeurs éventuels, des personnes possédant un casier judiciaire les empêchant de travailler avec des enfants ou des adultes vulnérables] et n’ont rien posté d’“extrême” sur leurs réseaux sociaux. La plupart d’entre eux sont parents et s’inquiètent pour leurs enfants. Le groupe compte actuellement dix femmes.
Les volontaires se divisent en deux groupes de cinq et se mettent à patrouiller. Les passants les regardent en général avec curiosité, certains les soutiennent et leur font des high five et des checks. “La ville est plus sûre grâce à eux, non ?” déclare une personne. “Respect les gars, continuez”, lance une autre.
L’ombre de l’extrême droite
Nous arrivons au Triangle, un petit espace pavé vers le haut de la ville. “Cette zone, c’est carrément un point de rendez-vous des alcooliques et des drogués, explique Jamie Whatton, 52 ans. Une dame qui anime un groupe de salsa nous a demandé de jeter un coup d’œil ici toutes les heures. Et il y a des femmes seules qui viennent vers nous et nous disent : ‘C’est super, on se sent beaucoup plus en sécurité quand vous êtes dans le coin.’”
“La ville s’est dégradée ces dernières années, ajoute son camarade Daniel Scott, 47 ans. Quand on sort dans le centre avec sa famille, on regarde toujours par-dessus son épaule. Il y a des groupes de gens qui traînent… Ça peut être intimidant, très inquiétant.”
Sont-ils vraiment prêts à défendre tout le monde ? La question fait débat. D’après la branche de Bournemouth de [l’association antiraciste] Stand Up to Racism, Gary Bartlett a des liens avec l’extrême droite et a été administrateur d’un groupe Facebook de 7 800 membres baptisé Taking Back Our Country, qui poste des contenus racistes et islamophobes extrêmes. “Il a lancé cette Safeguard Force au sein de ce groupe, et ses premières recrues venaient sûrement de là, déclare un porte-parole de l’association. Une fois que Safeguard Force est sortie du groupe, je crois que beaucoup de gens qui n’ont pas nécessairement ces points de vue l’ont rejointe.”
“Je ne pense pas qu’on puisse autoriser des gens comme Gary Bartlett à constituer une cinquième colonne dans les rues de Bournemouth.”
Symptôme d’une peur ancrée
Bartlett affirme s’être retiré de Taking Back Our Country et assure que ce groupe n’avait aucun rapport avec Safeguard Force. Celle-ci est apolitique, soutient-il, elle ne tolère pas le racisme et comprend des sikhs et des musulmans. De fait, l’équipe de ce soir compte un musulman : Mosch Jardine, 40 ans, qui travaille dans la sécurité.
“Je fais ça pour les gens. Qu’on soit blanc, noir, juif, grec, turc, ça n’a aucune importance pour moi.”
J’ai passé trois heures avec les volontaires et ils se sont montrés courtois et aimables avec tous les gens qu’ils ont rencontrés dans le centre-ville, où se croisent toutes les ethnies. La soirée a été calme : une jeune femme ivre et un peu perdue a été mise dans un bus avec ses amies mais il n’y a pas eu de problème grave. Les volontaires bavardent avec les passants et les commerçants, dont beaucoup semblent contents de les voir. Dans Exeter Road, une rue délabrée, un propriétaire de fish and chips nommé Zulquf me confie : “C’est bien qu’ils soient là. Je me sens plus en sécurité.” La vitrine de son restaurant est couverte d’impacts en forme de toile d’araignée. Cet homme a manifestement besoin d’être rassuré.
Bournemouth n’est pas la seule ville du pays dont les habitants craignent que le centre soit pris dans une spirale de négligence, de faillites et de criminalité, mais le fait que tant de gens accueillent avec joie un groupe de maintien de la paix autoproclamé composé de gros bras vêtus de noir montre à quel point ils ont peur. Safeguard Force servira-t-elle à quelque chose ? Seul le temps le dira, mais pour le moment, les gens lui donnent une chance – et ne posent pas trop de questions embarrassantes sur les idées politiques de son fondateur.