Peut-on imaginer à quoi ressemblerait l’Europe aujourd’hui si Marine Le Pen était installée à l’Elysée, Nigel Farage, le champion des ultranationalistes anglais, au 10, Downing Street et Alice Weidel, la patronne de l’extrême droite allemande, à la chancellerie fédérale à Berlin ? Le scénario relève de la politique-fiction et pourtant, il a cessé d’être invraisemblable. Car ces jours-ci, la droite populiste est placée en tête des intentions de vote au Royaume-Uni comme en Allemagne et en France.
Une telle configuration politique, simultanément dans les trois plus grands pays d’Europe de l’Ouest, est unique dans l’histoire contemporaine. Et bien qu’elle ne risque guère de déboucher sur une prise de pouvoir dans l’immédiat, puisque aucune élection nationale n’est programmée à l’heure actuelle dans les trois pays, elle pèse d’ores et déjà lourdement sur la vie politique européenne.
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Dans ce trio, c’est au Royaume-Uni que les bouleversements sont les plus récents. Au début de l’an dernier, Nigel Farage, l’inspirateur du Brexit, avait déjà un pied en dehors de la vie politique insulaire. Il expliquait à qui voulait l’entendre qu’il ne serait pas candidat aux législatives britanniques du 4 juillet 2024 car il était trop occupé à aider son ami Donald Trump à se faire réélire en Amérique. Il s’est ravisé et a non seulement été élu mais son parti, Reform UK, est crédité aujourd’hui de plus de 30 % des intentions de vote, loin devant le Parti travailliste au pouvoir (environ 20 %) et éclipsant le Parti conservateur (18 %).
Le Premier ministre, Keir Starmer, a jugé au début de l’été que Farage, qui se targue d’avoir à lui seul plus de followers sur TikTok que l’ensemble des 649 autres députés britanniques réunis, devait désormais être considéré comme le chef de la « vraie opposition ». Loin d’affaiblir le trublion, cette reconnaissance officielle l’a encore renforcé, alors que Reform UK tient les 5 et 6 septembre à Birmingham un congrès qui s’annonce triomphal pour le leader nationaliste.
La question centrale de l’immigration
Reform UK, l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) ou le Rassemblement national ont chacun leurs caractéristiques propres. Mais ils partagent aussi beaucoup de traits communs. Ils utilisent les mêmes recettes populistes, prospèrent en particulier dans les classes défavorisées et exploitent tous les trois les mêmes tendances de fond dans l’opinion : le rejet de l’immigration de masse, le ressentiment contre les élites traditionnelles, la nostalgie d’un passé largement fantasmé, le scepticisme climatique. Tous les trois ont une inclination pour Vladimir Poutine (moins marquée chez Farage cependant) et cherchent à s’inspirer des succès électoraux de Donald Trump.
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L’échec de Keir Starmer à endiguer l’immigration illégale contribue à expliquer la percée de Farage. Le travailliste avait promis de juguler les traversées clandestines de la Manche. Or, celles-ci ont approché les 30 000 pendant les huit premiers mois de l’année, un record depuis 2018. Les arrivées légales, contrairement à la promesse du Brexit, ont elles aussi explosé sous le gouvernement conservateur précédent : de 2021 à 2024, quelque 4,5 millions de personnes (venues notamment d’Inde, du Nigeria ou encore de Chine) sont venues s’installer au Royaume-Uni. Une personne sur 25 vivant aujourd’hui dans le pays est arrivée durant ces quatre années !
Le schéma est similaire en Allemagne. La décision prise il y a dix ans par la chancelière Angela Merkel d’accueillir une arrivée massive des réfugiés fuyant la guerre civile en Syrie a puissamment alimenté le vote en faveur de l’AfD. A la faveur des élections fédérales de février dernier, le parti d’extrême droite a obtenu le plus grand nombre de députés au Bundestag, avec 152 sièges sur 630 (69 sièges de plus qu’en 2021). L’Allemagne a ainsi rejoint la France, où le Rassemblement national est depuis 2024 le premier parti représenté à l’Assemblée nationale, avec 123 députés (y compris 3 apparentés) sur 577. Des sondages placent aujourd’hui l’AfD très légèrement devant la CDU de Friedrich Merz (26 % contre 25 % selon le sondage Forsa pour RTL publié fin août).
Percée populiste
Même confinés à l’opposition, ces partis pèsent déjà lourdement sur la vie politique nationale. Au Royaume-Uni, le Parti conservateur continue à céder du terrain bien que sa nouvelle cheffe, Kemi Badenoch, ait largement repris à son compte les thèmes anti-immigration. En Allemagne, le poids de l’AfD au Bundestag oblige les partis traditionnels à s’allier entre eux, ce qui tend à paralyser la politique nationale. Quant à la France, elle est devenue quasiment ingouvernable depuis que les électeurs ont placé le RN en tête de leurs suffrages après la dissolution de 2024.
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Au niveau européen, la percée populiste affaiblit le duo franco-allemand, entrave les réformes nécessaires à la croissance économique, nourrit la méfiance entre les pays européens et hypothèque le projet de bâtir une Europe puissance face au chantage de Donald Trump et aux appétits revanchards de la Russie. Il est loin le temps où l’extrême droite était confinée à l’Europe centrale.
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