Parfois, l’œil droit d’Alexandre Georges se met à pleurer tout seul. Le jeune homme de 28 ans ne lâche pourtant jamais son sourire, plaisante même en rembobinant son histoire, assis à la terrasse d’un café du centre-ville marseillais. Une manière de mettre à distance la colère qu’il couve depuis un an et demi. Si son œil droit coule, c’est la faute à la prothèse qui s’y loge depuis qu’il en a perdu l’usage, en février 2024, quelques jours après un rassemblement auquel le militant pour les droits LGBTQIA + participait et durant lequel il a reçu un coup en pleine figure, porté par un policier en civil. Alors qu’une enquête est ouverte depuis par le parquet de Marseille, le jeune homme a publié, le 17 août, une lettre ouverte sur le média en ligne Mouais, y annonçant son intention de retirer sa plainte. Pour dénoncer «des dysfonctionnements excessifs des institutions policières et judiciaires», mais aussi pour faire de cette décision un acte militant mobilisateur. «Je ne souhaite pas continuer de faire comme si ce pays allait bien», écrit-il.
Ce soir du 1er février 2024, une centaine de personnes a répondu à l’appel au rassemblement des organisations antifascistes et de défense des droits des LGBTQIA + devant une école de commerce marseillaise du centre-ville, où des membres du Syndicat de la famille, émanation de la Manif pour tous, donnent une conférence sur «le wokisme». Des élus de la majorité municipale, écharpes en vue, sont aussi présents. Les participants à la conférence sont invectivés au rythme d’une batucada, quelques confettis volent, rien de très nerveux pour l’heure, même si Marseille révoltée, le collectif qui fédère une quarantaine d’organisations participant au contre-rassemblement, a prévu un service d’ordre au cas où. Alexandre Georges en fait partie.
Des policiers en tenue sont également positionnés pour contenir les manifestants, mais selon le militant, le face-à-face ne se tend que lorsque trois hommes «énervés» s’approchent. «Je leur ai demandé s’ils étaient policiers, mais ils n’ont pas répondu», assure-t-il, affirmant qu’aucun ne porte de brassard, ce que confirment des vidéos prises à leur arrivée mais aussi l’adjoint EE-LV en charge de la lutte contre les discriminations, Théo Challande Névoret, présent au rassemblement.
Parce qu’il les prend pour des militants d’extrême-droite, explique-t-il, il réagit au quart de tour lorsque l’un d’eux bouscule dans le dos l’élu municipal, alors occupé à calmer les manifestants que la présence du trio agite : «J’ai donné le signal d’alerte, “petite sœur”, j’ai sorti mon spray au poivre et j’ai gazé en direction du mec», raconte Alexandre Georges. Ce n’est que lorsque les trois hommes s’alignent avec les CRS qu’il comprend qu’il s’agit de policiers en civil. L’un d’eux répond à son geste par une «patate dans l’œil». Sonné, le militant va consulter son médecin traitant le soir même, un simple contrôle dont il sort rassuré. Ce n’est que le lendemain après-midi que la situation s’aggrave : alors qu’il se mouche, son œil «commence à sortir de son orbite». Il court aux urgences, d’autant que désormais, son œil droit n’y voit plus. Et c’est irrémédiable, apprend le jeune homme quelques jours plus tard.
Quelques jours plus tard, il est convoqué au commissariat : le policier a porté plainte contre lui, pour «violence avec arme sur personne dépositaire de l’autorité publique», mais l’état de santé d’Alexandre Georges lui évite la garde à vue. Lui aussi a saisi la justice et le premier rendez-vous avec un agent de l’IGPN, en présence de son avocate, Me Clémence Lachkar, se passe plutôt bien, souligne-t-il. Ce n’est que par la suite, lorsque les premiers témoins sont auditionnés, qu’il déchante : «Lors de l’audition de mon compagnon – qui n’était pas présent au rassemblement –, les policiers lui ont posé des questions intrusives, si ça le dérangeait de ne pas savoir avec qui je dormais certaines nuits, par exemple… Ils sont aussi allés chercher mon médecin traitant jusqu’à son cabinet, ont récupéré mes dossiers médicaux pour voir si je ne m’étais pas fait ça avant, ou même après. Ils sont même allés jusqu’à ressortir mes MST et interrogé mes proches là-dessus…»
De quoi faire réagir l’adjoint Théo Challande Névoret, qui confirme avoir interpellé la préfecture de police à l’époque sur des «méthodes abusives», lui qui avait déjà fait un signalement auprès du procureur au titre de l’article 40 sur la scène dont il avait été témoin. Alexandre Georges, lui, doit encore se rendre à Montpellier pour être examiné par un expert médical. Si ce dernier confirme la cécité de son œil droit, il demande au jeune homme des examens complémentaires, notamment un IRM, afin d’attester que c’est bien le coup – que l’auteur ne conteste pas – qui a provoqué cette cécité. «Faisons de nouveaux examens pour être bien certains qu’elle n’est pas étrangère à la sortie de mon œil de son orbite, au lendemain du coup qui m’a fracassé le crâne. Après tout, on ne sait jamais, peut-être qu’à l’IRM on détectera que c’est un petit lutin logé derrière mon œil qui s’amuse à débrancher les câbles», grince le militant dans sa lettre ouverte.
Pour lui, c’est la goutte de trop : s’il fournit à la justice les autres examens complémentaires demandés, il ne passera pas l’IRM prévue fin août : «Puisqu’il faut démontrer que je n’étais pas déjà borgne avant d’être éborgné, je mets fin à cette procédure ridicule», écrit-il avant de retirer effectivement sa plainte le 19 août, contre l’avis de son avocate. Ce jour-là, le quotidien local la Marseillaise publie son histoire en une. «Je n’abandonne pas, explique le militant, mais je ne voulais pas que ma plainte soit classée dans l’indifférence générale, alors j’ai voulu faire autrement. Le fait de faire aussi de la politique [il est militant chez EE-LV, ndlr] me permet de les affronter sur d’autres terrains.» De fait, sa décision a interpellé la Ligue des droits de l’homme, qui a décidé cette semaine de déposer plainte en vue de se constituer partie civile, en s’appuyant, pour être recevable, sur des témoignages relatant des propos homophobes lors de l’intervention. Stop Homophobie et d’autres associations envisagent de se joindre à l’action.
«Mon œil, c’est peut-être un mal pour un bien, soutient Alexandre Georges. En retirant ma plainte, je voulais réveiller la communauté LGBTQI + : on pensait qu’on avait presque tout gagné, mais on se rend compte que l’on n’est plus sur la pente ascendante. Pour préserver nos droits, il va falloir qu’on se batte.» De son côté, Théo Challande Névoret a fait savoir mercredi 3 août, dans un communiqué, qu’il mandatait son avocat pour interpeller le parquet et s’assurer «que l’enquête continue, qu’elle soit à la hauteur de la gravité des faits et que la justice soit équitable». «Il faut que ce sacrifice judiciaire ait un sens, explique l’élu. Le fait qu’il se sente une seconde fois victime, c’est grave. Il est impensable que cette affaire soit classée sans suite alors qu’il y a suffisamment de matière et mon témoignage, qui n’est pas un récit militant mais celui d’un adjoint.»
De source judiciaire proche du parquet, on défend une enquête «minutieuse, à la hauteur des faits que personne ne conteste», les investigations menées, notamment l’expertise médicale, ayant pour enjeu de déterminer si le coup était bien à l’origine de l’infirmité. «L’expertise complémentaire [l’IRM demandée par l’expert] était de toute façon le dernier acte attendu avant clôture de l’enquête et transmission au procureur pour appréciation», indique la source. Le parquet doit désormais prendre la décision de classer ou non l’affaire, le retrait de la plainte n’empêchant pas la justice de renvoyer l’auteur du coup en correctionnelle, avec ou sans la circonstance aggravante des insultes à caractère homophobe.