À travers l’exposition qu’il présente au Couvent des minimes de Perpignan, le photojournaliste originaire de Boston Eugene Richards, 56 ans de carrière au compteur, met en lumière les oubliés du rêve américain. Il alerte sur les dangers que fait selon lui peser l’administration Trump sur les droits des femmes et des minorités. Entretien.

Le portrait intime d’une Amérique qui souffre. Exposée au Couvent des minimes dans le cadre de Visa pour l’Image, l’exposition Do I know you ? (« Je vous connais ? ») du photojournaliste américain Eugene Richards montre les anciens combattants d’Irak blessés, les familles expulsées, ou encore celles qui dorment dans des voitures. Sans oublier les fermes abandonnées et le spectre de l’esclavage. Du Dakota du Nord au Texas, en passant par l’Idaho, l’Illinois et l’Arkansas. Âgé de 81 ans et notamment connu pour ses reportages sur les thématiques sociales (pauvreté, drogue, maladie…), Eugene Richards a, entre autres, été membre de l’agence Magnum de 1978 à 1995.

Que vouliez-vous montrer à travers cette exposition ? Comment est-elle née ?

Eugene Richards : Les images de cette exposition, Do I know you ?, font partie du livre du même nom qui est le fruit de plusieurs facteurs. Tout a commencé lors de la pandémie de Covid-19. Je n’avais plus de commandes. Du coup, j’ai passé en revue mes précédents travaux. Ce qui m’a inspiré, c’est un reportage que j’avais fait dans une petite ville de l’Arkansas, au sud des États-Unis (où l’on peut voir le quotidien et les difficultés des habitants afro-américains, NDLR). Quand j’ai appelé les éditeurs, je n’ai eu aucune réponse. J’ai rapidement compris que ce n’était pas politiquement correct, qu’on ne souhaitait pas que moi, en tant que blanc américain, je présente des photos de noirs américains. Pourtant, durant toute ma vie, j’ai fait des reportages sur des gens qui n’avaient pas la même couleur de peau et qui ne venaient pas du même milieu social que moi… Dans ce genre de situations, soit vous renoncez au projet, soit vous choisissez une autre option. Moi, j’ai choisi de faire un livre.

Expulsion à Williston, Dakota du Nord en 2012 : Becky Johnson et son fils Tyler rassemblent leurs affaires après avoir été expulsés de leur domicile pour y loger des ouvriers pétroliers.

Expulsion à Williston, Dakota du Nord en 2012 : Becky Johnson et son fils Tyler rassemblent leurs affaires après avoir été expulsés de leur domicile pour y loger des ouvriers pétroliers.
Eugene Richards – Eugene Richards

De quand datent ces photos ?

La première date d’il y a une douzaine d’années et la dernière de 2020. Elles portent sur une période assez longue. J’ai fait cette sélection car j’éprouvais le besoin d’être plus précis sur le contexte dans lequel j’avais pris ces photos. Je trouvais dommage de les présenter seules. J’avais besoin d’écrire plus, de raconter la vie de ces personnes. Dans le livre, j’ai consacré une page à la description du contexte de chaque image.

Le progrès des mentalités s’est arrêté avec l’administration Trump

Dans l’exposition présentée à Visa, il y a par exemple une photo où l’on voit un homme en tee-shirt rouge dans un cercueil. S’il n’y avait pas le texte, on ne saurait pas de qui il s’agit… C’est un membre du Ku Klux Klan, un groupe d’extrême droite très violent. Je l’ai bien connu à la fin de sa vie. J’ai choisi d’inclure cette photo car je pense que c’est important pour comprendre l’évolution des États-Unis. Cet homme représente le pire de ce qu’il y a aux USA et on ne le saurait pas s’il n’y avait pas le texte : pour l’enterrement, sa famille voulait qu’il soit en tenue du Ku Klux Klan, mais l’entreprise de pompes funèbres a refusé.

Deuil à Jamaica Plain, Boston, en 2012 : après la mort de son frère Alex en Irak et plusieurs années de dépression, Brian a mis fin à ses jours.

Deuil à Jamaica Plain, Boston, en 2012 : après la mort de son frère Alex en Irak et plusieurs années de dépression, Brian a mis fin à ses jours.
Eugene Richards – Eugene Richards

Les USA ont-ils beaucoup changé durant les 12 années que couvre votre exposition ?

Oui. Pendant cette période, les USA ont perdu leur innocence. En amont, il y a eu les fractures de la guerre du Vietnam, puis de celles d’Irak et d’Afghanistan. Mais il y a aussi eu des choses positives. Dans le passé, on a vu de grands changements dans les mentalités, dans les attitudes envers les minorités et en matière de droits des femmes. De grands changements aussi sur la question de l’orientation sexuelle, avec l’idée qu’on peut faire ce qu’on a envie de faire. Tout cela est source d’espoir. Cependant, ce progrès des mentalités s’est arrêté avec l’administration Trump, qui veut revenir en arrière. En disant qu’il veut rendre sa grandeur à l’Amérique, Trump fait mine de vouloir revenir à la situation des années 1950. Je pense que son ambition est de gommer ces progrès. Le fait que l’administration ait banni des documents et discours officiels une liste de 500 mots, dont « femmes », « diversité », « queer » ou « transgenre », est une première étape. Si vous prononcez les mots de cette liste, vous n’irez pas en prison, mais il est clair qu’il y a une pression. Nous entrons dans une nouvelle ère. Je crois que nous verrons bientôt une interdiction du mariage gay aux USA, comme on l’a fait pour l’avortement avec le jugement de la Cour suprême.