Des citrons du pays niçois en plein mois d’août chez un maraîcher d’Auxerre? Des palettes d’agrumes azuréens qui arrivent à Rungis ou à Lyon-Corbas au mois de juillet ? Des transporteurs qui arrosent l’Hexagone de centaines de tonnes de citrons de la Côte d’Azur quand la saison bat son plein? Des professionnels du secteur s’étonnent de régulièrement voir des « citrons du pays niçois » sur les marchés de France et de Navarre à n’importe quelle période de l’année, alors que les récoltes se concentrent de novembre/décembre à mars/avril. Et dans des quantités qui dépasseraient largement les capacités de production de la Côte d’Azur, même en pleine saison.

10 euros le kilo dans les épiceries fines parisiennes

Il faut dire que le citron niçois – ou plus précisément du pays niçois – attise les convoitises. S’il ne dispose pas d’IGP (indication géographique protégée) comme son cousin de Menton, il en serait produit entre 400 et 800 tonnes par saison selon les années. Loin devant le citron de Menton (moins de 100 tonnes en 2024), mais beaucoup moins que dans les années 90. Vendu en moyenne 4 euros par les producteurs locaux aux grossistes, il s’arrache à 10 euros le kilo dans les épiceries fines parisiennes.

Les deux plus gros producteurs du département, Garnier et Marinelli, sont installés dans la fertile plaine du Var, à cheval entre Saint-Laurent-du-Var et La Gaude. Autrefois copains comme cochons, les deux hommes sont aujourd’hui en guerre ouverte. Henri Garnier, le régional de l’étape, la soixantaine passée, dit compter 4 hectares avec 1.800 citronniers en bio. « Je fais 120t. par saison en moyenne, 150t. si c’est une bonne saison », détaille-t-il.

« Il n’y a rien à raconter »

Giuliano Marinelli, un Italien arrivé dans les années 2000 sur la Côte d’Azur, affirme avoir six hectares de citronniers, pour 6.000 arbres « plantés en intensif », c’est-à-dire très rapprochés. Dont « 2.100 ayant atteint l’âge adulte ». Production annuelle? « 130t. en moyenne. »

L’histoire pourrait s’arrêter là. Sauf que dans le milieu très fermé de l’agrume, des rumeurs circulent. Des semi-remorques de citrons arriveraient régulièrement du sud de l’Italie pour gagner la plaine du Var en pleine nuit, via Turin et Vintimille, et repartiraient dans la foulée à Rungis, auréolés d’une étiquette « citron du pays de Nice ». Étiquette qui a le super-pouvoir de tripler ou quadrupler la valeur de l’agrume transalpine: c’est la francisation. Et cette pratique durerait depuis de nombreuses années. Pire: la mafia serait impliquée.

Circulez, il n’y a rien à voir…

« La question qu’il faut se poser, c’est pourquoi trouve-t-on autant de citrons du pays niçois en France, alors qu’il n’y a que 25-30 producteurs dans le département, dit une source bien implantée dans le milieu de l’agrume, sous couvert d’anonymat. Et la réponse, tout le monde la connaît… Mais on ne veut pas avoir d’emmerdes, on ne veut pas qu’un beau jour, sa plantation se fasse “griller ». C’est un système mafieux. C’est l’omerta. Mais c’est à l’administration de bouger, pas aux agriculteurs. La répression des fraudes doit faire son travail. »

Qu’en pense la Chambre d’Agriculture des Alpes-Maritimes? Pas grand-chose. « Pourquoi vous voulez écrire sur le citron du pays niçois, il n’y a rien à raconter », répond finalement – après plusieurs tentatives d’appels infructueuses – Michel Dessus, le président, pas franchement bavard sur le sujet. La francisation? « Ah… il faut voir avec la répression des fraudes, c’est pas nous qui nous occupons de ça. Mais c’est sûr qu’aujourd’hui, il n’y a quasiment plus de contrôles à la frontière. Avant, ils passaient même vérifier dans le MIN (1), mais c’est terminé. »

La répression des fraudes? Pas plus loquace. « Dans les Alpes-Maritimes, plusieurs contrôles ont été réalisés sur l’IGP “Citron de Menton » et ont donné lieu à des procédures judiciaires sur lesquelles nous ne pouvons communiquer », répondent les services de l’État.

Circulez, il n’y a rien à voir. Comme chez ce producteur historique de la plaine du Var, croisé à l’improviste à La Gaude, qui n’a pas vraiment envie de s’étaler dans la presse. « Vous voulez écrire sur les citrons niçois? Mais tout est merveilleux, que voulez-vous que je dise d’autre », lâche-t-il, le sourire en coin, en s’esquivant. « Allez, bon courage. »

Un autre acteur du secteur, préférant lui aussi garder l’anonymat, raconte: « C’est vrai que les quantités semblent énormes. La francisation? Je sais pas, ça existe un peu partout… Ici, certains sont dans la compétition, c’est à qui sera le plus gros producteur. Il y a trop d’histoires, trop d’embrouilles, trop de rancœurs. Moi je fais ma petite production tout seul, je préfère rester à l’écart de tout ça. »

« Le parrain de la Baronne »

Giuliano Marinelli, 49 ans, look de rider affranchi, commercialise ses citrons sous la marque Eden Azur, « principalement au MIN de Rungis via le grossiste Laparra ».

Il sait que les rumeurs de francisation le visent et s’en défend vigoureusement. Il prend donc le temps de répondre aux questions. Dans son bureau à La Gaude, il garde un œil sur ses plantations via des écrans géants: des caméras de surveillance sont disposées un peu partout dans ses champs.

Les bruits qui courent sur lui? Du racisme et de la jalousie, balaye-t-il. « Quand j’ai voulu m’installer dans les années 2000, on m’a collé deux surnoms: l’Italien et le parrain de la Baronne, l’Italien qui prend des terres que d’autres convoitaient, mais n’avaient pas le courage de prendre, raconte-t-il. Car quand je suis arrivé ici, il y avait des Tchétchènes qui squattaient. Et j’ai tout viré manu militari. »

La mafia ? Il l’a fui, assure-t-il. « L’ignorance est vraiment une mauvaise bête. Vous savez, je suis né en Sicile et j’ai grandi un peu comme j’ai pu entre les Pouilles et la Calabre, dans un milieu où les contrebandiers de cigarettes vous décapitaient juste parce que vous aviez croisé leur route. à 17 ans, je suis parti volontaire dans l’armée un peu malgré moi, car j’étais dans un milieu pas très clean. C’était soit ça, soit la tôle. Je me suis retrouvé dans les commandos. J’étais à Pristina en 1995. J’ai dit bonjour à la mort très jeune. »

« À 30 ans, je conduisais une Lamborghini »

Les grosses cylindrées qu’il conduit et qui font jaser? Il ne s’en cache pas. « Mes fonds, on sait d’où ils viennent: je fais des emprunts au Crédit Agricole. À 30 ans, je conduisais une Lamborghini, mais j’ai commencé à travailler bien avant. Dans l’armée, je gagnais déjà bien ma vie. Après j’ai eu des entreprises en Italie, dans la viande, l’agriculture… Je suis arrivé en France en 1999, et j’ai très vite racheté une discothèque à Golfe-Juan que j’ai revendue bien plus cher peu de temps après. »

Citrons, clémentines, citrons caviar, yuzu, combava… Aujourd’hui, il assure faire un million d’euros de chiffre d’affaires, Sa fierté? Les 6.000m2 de citrons caviar. « Beaucoup ont essayé de me copier, mais ils se sont tous plantés », jubile-t-il.

Dans son téléphone, des photos de lui avec Paul Bocuse, « rencontré en 2005, et qui appréciait particulièrement mes citrons, c’était ma plus belle carte de visite ». Ou avec le prince Albert II de Monaco, à qui il livrerait de temps à autre un panier d’agrumes. « Beaucoup de gens ont dit qu’il fallait se méfier de moi, et j’ai subi plusieurs contrôles de la répression des fraudes, mais ils n’ont jamais rien trouvé à redire. On a même essayé d’empoisonner mes arbres », s’irrite-t-il.

Des citrons hors saison, il assure en produire « deux tonnes par semaine » en moyenne. « Sauf entre mi-juillet et fin août, où là, c’est quasi rien, 500kg par semaine environ ». « Le pic de production, c’est entre fin novembre et avril-mai, détaille-t-il. Après, c’est de la spéculation. C’est-à-dire qu’on ramasse des fruits à droite à gauche. Il faut 400 arbres pour faire une tonne, et il n’y a pas forcément la clientèle pour. Car c’est des citrons qui sont mûrs, mais qui restent verts et durs, qu’on appelle non déverdis. Allez expliquer ça… C’est pour une clientèle de connaisseurs principalement, car ils restent très bons. »

La francisation? « Pas rentable »

Pour étaler au maximum ses récoltes, il explique créer des hybrides à l’aide de différentes variétés. « Sur mes 6.000 citronniers, j’ai 9 variantes. Bien sûr, j’ai toujours un pic en janvier/février, mais comme ça, j’arrive à espacer un peu plus mes récoltes. » Avec des citronniers plantés en rangs serrés. « Je loue le mètre carré de terrain une fortune, donc le but, c’était d’avoir une plantation rentable rapidement. Je peux pas m’amuser, comme font certains rentiers, à mettre 500 arbres par hectares. Tous les mois, j’ai 13.000 euros de loyers à payer. Donc il faut que je sois productif, et que l’argent sorte. »

La francisation? Ça serait difficilement rentable pour les agrumes, assure-t-il. « Un citron sicilien digne de ce nom, c’est 2,50 euros le kg. Avec le transport et la distribution, si on le revend 4 euros le kilo, c’est pas rentable », balaye-t-il. « La vérité, c’est que j’ai mis face à la réalité certaines personnes d’ici qui ont hérité de terres, de patrimoines. Ils m’ont vu arriver, et monter en puissance en quelques années. Et ça, ça plaît pas par ici. Donc c’est plus facile de dire que je triche, alors que j’ai juste la fâcheuse tendance à être bon en affaire et dans mon travail. Si être plus intelligent que les autres c’est tricher, alors oui, je triche. » Dans quelques années, il prévoit même de faire 500t. par saison, « quand les arbres auront grandi. » n

1. Marché d’intérêt national, le marché de gros réservé aux professionnels. Henri Garnier et Giuliano Marinelli vendent tous les deux à différents MIN de France, dont le plus gros, Rungis, tandis que les petits producteurs vendent sur les marchés.


Giuliano Marinelli, installé à La Gaude, commercialise ses agrumes sous la marque Eden Azur.

« On peut avoir quelques fruits en été »

Maurice Tamonte, ancien chef de service de la chambre d’agriculture des Alpes-Maritimes spécialiste des agrumes, est aujourd’hui à la retraite. Il est considéré par la profession comme la « Bible » du citron.

Les citronniers du pays niçois sont tous des 4 saisons?

Le citronnier est automatiquement 4 saisons. En fait, ça n’existe pas vraiment, 4 saisons. Le terme, c’est remontant. C’est-à-dire qu’une floraison peut remonter à n’importe quelle époque de l’année, selon le stress que prend l’arbre.

Quand se déroule la récolte dans le pays niçois?

Grosso modo, la récolte commence fin novembre début décembre, et se termine fin mars/début avril, comme tous les citronniers de la Côte d’Azur, peu importe l’espèce. Sous nos climats, on a une floraison de printemps, la floraison classique, entraînant une production hivernale. Et on a des remontées de fleurs automnales après les premières pluies du 15 août / début septembre. C’est la floraison d’automne, qui va donner des fruits au printemps, voire au début de l’été. C’est comme ça qu’on peut parfois avoir quelques fruits en été.

Comment expliquez-vous qu’il y ait des citrons du pays niçois à vendre à Rungis en plein été?

Je vous pose la question. Il peut bien sûr y avoir des fruits de la récolte du printemps qui sont restés sur les branches, et qui peuvent survivre un ou deux mois sur l’arbre. Quelques centaines de kilos c’est possible, mais pas plus.

Pourtant, on trouve des citrons italiens pendant l’été…

Les Italiens, depuis des lustres, sont capables de faire du citron en été. Ils font stresser une plantation en la mettant au sec. Et après quelques mois, ils l’inondent. Si c’est bien géré, des fruits sortent. Des Verdelli, des citrons de contre-saison qui restent verts, mais qui sont mûrs. Car le citron jauni quand les températures baissent. Ainsi, ils décalent la production, mais ça se fait un an sur deux ou trois, parce que la plantation est mise minable, elle souffre énormément, et doit récupérer. Donc ils tournent avec plusieurs parcelles.

Ça ne serait pas possible à Nice?

Dans le sud de l’Italie, ils ont des phases sèches beaucoup plus importantes que chez nous, donc ils peuvent créer le stress facilement. Nous, si on prend des pluies intermédiaires, c’est beaucoup plus difficile de créer le phénomène.

Quelle est la particularité du citron de la Côte d’Azur?

Les substances organoleptiques(1) sont différentes. On est dans la zone la plus éloignée de l’équateur au niveau mondial, presque sur le 45e parallèle. Toutes les autres productions d’agrumes en plein air sont entre le 20 et 35e parallèle. La climatologie lui permet de croître en hiver sans être gelé. Les arômes sont exacerbés par les différences de températures entre la journée et la nuit. Le citron azuréen, qui subit un stress permanent en automne, est au maximum de ses arômes. Il est très expressif. n

1. Qui affecte les sens, particulièrement le goût et l’odorat.


Henri Garnier, installé à Saint-Laurent-du-Var, vend ses citrons sous la marque Les Vergers Niçois.

« C’est compliqué de dénicher les fraudes »

Stéphane Constantin est directeur de l’’association pour la promotion du citron de Menton, qui bénéficie du label IGP depuis 2016.

Etes-vous concerné par la francisation à Menton?

Il faut d’abord savoir que la francisation est strictement interdite, la répression des fraudes est très sévère la-dessus, et ça fini souvent au tribunal. à Menton, on n’est pas vraiment touché. Ça ne veut pas dire que ça n’existe pas, mais on n’a pas de gros dossier. On a plutôt des petites fraudes. Récemment, on a d’ailleurs fait intervenir la répression des fraudes à Rungis pour des citrons vendus abusivement sous le nom ‘‘citron du pays mentonnais’’.

Et sur le citron du pays de Nice ?

On n’a pas vraiment d’informations. Mais comme il n’y a pas de label, il n’y a pas vraiment de traçabilité, et c’est compliqué de dénicher les fraudes. Mais on sait que certains sont dans le collimateur de la répression des fraudes et des douanes. Le problème, c’est qu’ils ont peu d’effectif, et les dossiers sont très compliqués et demandent beaucoup de suivi.

Quel serait la solution?

Je ne veux pas leur dire quoi faire. Il faudrait déjà peut-être que les producteurs du pays niçois se regroupent pour défendre leur produit, ça serait un bon début. Là, c’est le consommateur qui en pâti.t Par exemple, on utilise souvent les zestes, et si les citrons ont été traités mais que ce n‘est pas indiqué, ça peut être dangereux.