«L’Europe centrale est divisée en vingt-quatre cantons rayonnant autour de la cathédrale Saint-Étienne de Vienne. Leurs capitales sont Bruxelles, Paris, Munich, Genève, Milan, Marseille, Berlin, Varsovie…» Voilà ce que vous auriez pu réciter en cours d’histoire-géographie à la place des vingt-sept États membres de l’Union européenne (UE), si le projet incongru d’une «Nouvelle Europe pour une paix durable», formalisé en 1920 par un éternel anonyme, avait vu le jour.
Pour comprendre cette initiative étonnante, il faut se pencher sur la carte géopolitique des années 1920. Au sortir de la Première Guerre mondiale, l’Europe est exsangue, ruinée et dévastée. Quatre empires ont été taillés en pièces: l’Autriche-Hongrie, l’Allemagne, la Russie et la Turquie (anciennement l’Empire ottoman). Ratifié en 1919, le traité de Versailles était censé ramener la paix à travers le continent, mais il ne fait que jeter de l’huile sur le feu en excitant les sentiments revanchards. La montée des nationalismes jette une ombre tenace sur la reconstruction de l’Europe et la perspective d’une paix durable.
Une carte de l’Europe de 1920, après la conférence de la paix de Paris et le traité de Versailles (1919). | Leslie-Judge Company / domaine public / Wikimedia Commons
Penser l’intégration européenne
Au cours de ce qui s’avèrera finalement être l’entre-deux-guerres, il existe pourtant des voix qui exhortent les pays européens à la réconciliation et à l’entraide. L’un des premiers artisans de la construction européenne est l’intellectuel cosmopolite Richard Coudenhove-Kalergi. Injustement méconnu, ce diplomate d’origine austro-hongroise, devenu citoyen tchécoslovaque, publie en 1923 un manifeste, Paneuropa, qui propose la création d’une fédération démocratique d’États européens. Le temps presse: quelques mois plus tôt, à la fin de l’année 1922, l’URSS voyait le jour et le fasciste transalpin Benito Mussolini prenait le pouvoir en Italie après sa marche sur Rome.
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Pour le comte Richard Coudenhove-Kalergi, il ne s’agit pas seulement de ramener la paix en Europe, mais aussi de montrer les muscles face aux blocs américain et soviétique et de dresser un rempart au bolchévisme qui apparaît à l’est. «L’Europe sauvegarderait par des traités d’arbitrage sa paix intérieure; par des alliances défensives, sa liberté vis-à-vis de la Russie; par l’union douanière, son économie menacée par la concurrence américaine», relève le journal L’Information financière, économique et politique, le 19 septembre 1925.
Surtout, l’Europe conserverait par cette union son prestige et son poids économique. Au sortir de la Grande Guerre, en effet, des intellectuels voient le Vieux Continent sombrer. «On peut se demander si l’étoile de l’Europe ne pâlit pas et si le conflit dont elle a tant souffert n’a pas commencé une crise vitale qui présage la décadence», redoute le géographe français Albert Demangeon en 1920. Plus dynamiques, des nations comme les États-Unis, la Russie et le Japon ne saisiraient-elles pas cette opportunité pour gouverner le nouvel ordre mondial?
«La cause de la décadence de l’Europe est politique et non biologique, renchérit Richard Coudenhove-Kalergi. […] Ce ne sont pas les peuples de l’Europe qui sont atteints de sénilité; c’est leur système politique.» Face à ces modèles dans l’impasse, le diplomate offre une alternative: une union fédérale qui introduirait un arbitrage collectif des conflits (précurseur des tribunaux européens) et les premiers jalons du libre-échange (ancêtre du marché commun). Richard Coudenhove-Kalergi veut également faire abolir l’idée de nationalité, appelée à devenir une caractéristique privée en Paneurope, au même titre que la religion.
Vingt-quatre cantons «où l’amour prévaut»
C’est dans ce contexte que l’étrange carte intitulée «La Nouvelle Europe pour une paix durable» voit le jour. Dessinée en 1920 par un mystérieux cartographe identifié par les initiales P.A.M., ce document n’est pas issu des bureaux viennois de Richard Coudenhove-Kalergi, même s’il se réclame de l’ébullition européiste qui saisit alors le continent. La carte propose un découpage artificiel du ventre de l’Europe en vingt-quatre tranches, dont les pointes convergent à Vienne (très précisément, à la cathédrale Saint-Étienne, située au cœur de la capitale autrichienne).
«La Nouvelle Europe pour une paix durable. L’union de l’Europe centrale.» Carte de 1920, réalisé par un certain P.A.M. | Domaine public / Wikimedia Commons
Chacun de ces «cantons» prendra le nom de la principale ville qu’il traverse, considérée comme sa capitale. «Dans mon projet, les États nationaux sont certes déchirés, mais ils sont pour ainsi dire réunis sous un même toit grâce à la création de sous-régions dans lesquelles toutes les nations sont fusionnées, indique le manifeste qui l’accompagne. […] Une nouvelle nature humaine émerge de tous les aspects bons et nobles de chaque nation, dans laquelle la haine raciale ne prévaut plus comme auparavant, mais où l’amour du peuple prévaut.»
Cette nouvelle entité géographique sera gouvernée par un président élu pour un mandat de trois ans et adoptera des attributs communs: monnaie et drapeau uniques, services postaux partagés et l’espéranto en guise de langue officielle.
Bien entendu, le gros avantage d’un découpage artificiel, qui s’affranchit des frontières géographiques, religieuses, linguistiques et ethniques, est de désamorcer les ambitions nationalistes et la tendance au repli sur soi. Qui plus est, en réduisant considérablement la sphère d’influence des grandes nations, elle contraint les cantons, forcément interdépendants, à collaborer avec leurs voisins.
Passage de témoin
En 1929, l’un des objectifs de Richard Coudenhove-Kalergi est en passe de se réaliser lorsque le Français Aristide Briand, européiste convaincu et alors ministre des Affaires étrangères, se présente à la tribune de la Société des Nations pour proposer qu’un lien fédéral unisse les principales nations européennes. Raté: malgré ses belles promesses, le projet est rejeté et l’Europe s’embrase dans la flambée des nationalismes. Qualifié de «bâtard universel» par Adolf Hitler, Richard Coudenhove-Kalergi –naturalisé français en 1939– est contraint de fuir vers les États-Unis en 1940: il ne reviendra en Europe qu’après la guerre.
Si «La Nouvelle Europe pour une paix durable» ne s’est jamais matérialisée autrement que sur papier, force est de reconnaître l’influence des premiers Paneuropéens dans les institutions actuelles de l’UE. Visionnaire, Richard Coudenhove-Kalergi aura créé les conditions intellectuelles pour que des figures telles que Jean Monnet et Robert Schuman mettent son plan à exécution au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
Pour les historiens, l’identité de P.A.M. reste un mystère. Toutefois, en guise de signature, l’énigmatique cartographe a glissé ces paroles prophétiques: «Pour beaucoup de lecteurs, ce travail peut sembler être le fruit d’une imagination débordante; un jour, même si c’est tardivement, la connaissance de la vérité prendra le dessus.» Qui de nous, Européennes, Européens, pourrait lui donner tort?