La Cañada Real, aux portes de la capitale espagnole, est le plus grand bidonville d’Europe. Le Madrilène y a réalisé son long métrage d’une grande puissance poétique, avec les habitants. Entre débrouille et trafics, crainte de l’avenir et élans de solidarité. Une zone de 14 kilomètres de long, au sud-est de la capitale espagnole.

Une zone de 14 kilomètres de long, au sud-est de la capitale espagnole. Photo Juan Manuel Castro Prieto/VU’ Pour Télérama

Par Mathilde Blottière

Publié le 07 septembre 2025 à 10h00

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«Attention aux seringues qui traînent ! » Dans les rues de la Cañada Real, aux portes de Madrid, le port de sandales est une option dangereuse. Cerné par les déchetteries, hérissé de baraques précaires où s’enchevêtrent bâches, tôles et tuiles, le plus grand bidonville d’Europe du Sud (plus de 14 kilomètres de long) semble fondre sous le soleil de juin. De ce chaos de drogue et de ferraille — les deux choses qui se vendent ici —, le réalisateur madrilène Guillermo Galoe a tiré un film magique sélectionné cette année à la Semaine de la critique du Festival de Cannes : Ciudad sin sueño. Une fiction non pas « sur » mais « avec » ses habitants, devenus acteurs le temps des six semaines et demie de tournage.

Sous couvert d’un récit d’amitié entre deux adolescents, Ciudad sin sueño raconte avec panache la fin d’une communauté. Car après des décennies d’extension anarchique, la Cañada Real est menacée de démantèlement. L’expansion de la capitale espagnole l’a rendue indésirable. Installés sur cet ancien chemin de transhumance, les habitants — Gitans, Roms, immigrés marocains et latinos — sont poussés au départ. Difficile d’obtenir des chiffres sur cet endroit mouvant où les autorités démolissent régulièrement les habitations. Ils seraient environ huit mille, dont une moitié d’enfants.

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“Ciudad sin sueño”, de Guillermo Galoe : un conte social à couper le souffle

Fils d’un réalisateur de documentaires sur la transition démocratique en Espagne après Franco, Guillermo Galoe nous guide dans cet infra-monde qu’il connaît bien : le secteur 6, « le plus hardcore ». En 2023, il y avait déjà tourné Aunque es de noche, le court métrage matrice de Ciudad sin sueño. Une modeste église se dresse à l’entrée, au milieu des détritus. Étendus à même la terre, des hommes au regard vide viennent de consommer leur dose. Le père Agustín, qui a beaucoup aidé le cinéaste à se familiariser avec le lieu, officie là depuis dix-huit ans. Selon lui, la pandémie de Covid, la tempête Filomena, et surtout la coupure de l’électricité décidée en 2020 par les autorités ont précipité la Cañada Real en enfer. Obscurité, impossible conservation des aliments, rétrécissement de l’espace… « le pire ici, c’est l’isolement. Pas de transports, pas d’espaces culturels. »

Sur la voie principale de la Cañada, une piste poussiéreuse truffée de trous, les gens hèlent Guillermo. La question est toujours la même : « Quand nous montreras-tu le film ? » Pour en arriver à ce degré de confiance, il aura fallu six ans. Quand il découvre la Cañada Real, le cinéaste est loin de se douter que ce lieu dantesque va le vampiriser. À l’été 2014, il filme des familles de migrants, tout près de la Cañada. « À quinze minutes de la Puerta del Sol, j’ai découvert une communauté proche du monde de mes grands-parents originaires d’Estrémadure. Leur énergie et leur désir d’exister m’ont touché. »

Bilal, 14 ans, rêve de devenir footballeur.

Bilal, 14 ans, rêve de devenir footballeur. Photo Juan Manuel Castro Prieto/VU’ Pour Télérama

Quelques années plus tard, alors que persiste l’envie de filmer la Cañada, Guillermo comprend qu’il ne peut y débarquer caméra au poing. Alors il passe du temps sur place, établit la confiance, propose des ateliers cinéma aux enfants. Réaliser des petits films avec des téléphones devient peu à peu une activité familière. « J’ai attendu deux ans avant d’apporter ma caméra », dit-il. Pas question de verser dans le misérabilisme d’un certain cinéma social : il veut « faire du cinéma comme de la haute couture, mais dans la rue ».

Pour tourner le court métrage, il s’appuie sur des médiateurs locaux, dont Manuela, de l’association socio-éducative Barró. « Convaincre les adultes de participer au film a été une gageure, se souvient-elle. Les gens d’ici sont habitués à voir des équipes de télé débarquer pour enregistrer des vidéos sensationnelles des points de deal et des junkies. Alors ils se méfient des images. » Quant à la notion de fiction, elle demeure assez floue. « Certains redoutent que la police ne les arrête après les avoir vus à l’écran commettre des actes illégaux. »

Manuela, devenue assistante de casting sur le court et le long métrage, évoque aussi des obstacles économiques — la crainte de perdre des allocations — ou culturels : « Les Gitans refusaient que les femmes du film n’aient pas leur vrai mari pour partenaire. » Mais la peur des « gadjos » fut la plus difficile à vaincre : « Les Gitans sont en Espagne depuis six cents ans, mais beaucoup ne les considèrent toujours pas comme des citoyens. »

Toni, 17 ans, n’a pas voulu aller à Cannes… « J’ai peur de quitter la Cañada. »

Toni, 17 ans, n’a pas voulu aller à Cannes… « J’ai peur de quitter la Cañada. » Photo Juan Manuel Castro Prieto/VU’ Pour Télérama

Il fait 38 degrés. Le bidonville ressemble à une cité fantôme. Direction le secteur marocain où vit Bilal, 14 ans, l’un des deux protagonistes du film. On pénètre dans une petite maison en dur d’une impeccable propreté. Dans le salon meublé à l’orientale, des chats paressent sur des sofas brodés. Grande tige au sourire franc, l’ado est encore sur un petit nuage après Cannes. Première expérience à l’étranger, deuxième fois qu’il voyait la mer. « Le film parle beaucoup de l’avenir. Ça m’a fait réfléchir au mien et à la force mentale qu’il faut pour réussir sa vie. » Fan de Fast and Furious, Bilal rêve de devenir footballeur. Il se souvient de son quotidien sans électricité : « Depuis deux ans, nous utilisons des panneaux solaires mais avant, il a fallu vivre à la bougie et chauffer l’eau sur des réchauds… » Pourtant il voudrait rester ici, libre, entouré de collines. Et tant pis si certaines sont formées des strates de déchets accumulés. « Il y a des gens qui ne savent même pas que la Cañada existe. Grâce au film, ils verront que c’est plus qu’un bidonville. »

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Plus loin, côté Gitans, Toni nous attend dans la cour misérable de sa baraque en tôle. Chaîne en or sur son torse musclé, il vient de se marier. Il a 17 ans, un père ferrailleur qui rapporte un peu d’argent. Lui ne fait rien de spécial, il zone, fume, sort faire la fête la nuit dans la Cañada. Dans Ciudad sin sueño, « Tonino » crève l’écran, intense jusque dans le mutisme. Guillermo le voyait aller loin, d’autant que le garçon goûtait le défi et la compétition. Et puis le déterminisme l’a rattrapé, son regard s’est terni, sa vie s’est rétrécie avant d’avoir eu le temps de s’élargir. Toni n’a pas voulu aller à Cannes. « Je devais préparer le mariage, et puis… j’ai peur de quitter la Cañada. J’aime sortir de chez moi et voir mon cousin, mon grand-père, mon oncle, plutôt que de tomber sur les escaliers d’un immeuble. » Le générateur posé sur une table en plastique dans la cour fait un boucan infernal – « la bande-son de leur vie » commente Guillermo.

Felicia et Chule, les doyens du film. Durant la tournage, Felicia, détenue pour vente de stupéfiants, devait retourner dormir en prison.

Felicia et Chule, les doyens du film. Durant la tournage, Felicia, détenue pour vente de stupéfiants, devait retourner dormir en prison. Photo Juan Manuel Castro Prieto/VU’ Pour Télérama

La peur des pisos, les appartements où l’État voudrait voir les habitants se recaser, est largement partagée. La perspective d’une vie cloisonnée semble incompatible avec les familles nombreuses, la présence des animaux, l’entraide communautaire. Si Aneli, 12 ans, estime que « les baskets durent plus longtemps en appartement », Chule et Felicia, les doyens du film, se récrient à l’idée de quitter l’inimaginable bric-à-brac de métaux et d’objets de récupération qui leur sert de jardin. « Ici, on connaît tous nos voisins, c’est comme un village, estime le patriarche ferrailleur de 54 ans. Vivre entre quatre murs, ce n’est pas pour nous. S’ils démolissent nos maisons, nous irons nous installer ailleurs. » Sa femme, Felicia, a tourné dans le film alors qu’elle était détenue pour vente de stupéfiants. « On a négocié avec la prison pour qu’elle puisse sortir pour ses scènes », explique Guillermo. Le soir où Chule montait les marches à Cannes, Felicia dormait en cellule. « Les matonnes m’ont applaudie et félicitée. Elles avaient vu un extrait du film à la télé… »

Ici, il n’y a pas d’égout, pas de trottoir, pas d’horizon. Mais une forme de solidarité, des collectivités unies par des valeurs, une culture et une histoire communes, des mythes aussi, transmis à la veillée, de génération en génération. Guillermo, qui se défend de tout romantisme mal placé, salue « ces parcelles familiales où l’on partage les soins, où cohabitent grands-parents, arrière-grands-parents, oncles et cousins ». Sur le pas de leur porte, des gens balaient consciencieusement sans un regard pour les monceaux d’ordures qui jonchent la rue.

Paqui, mère de six enfants : « Ce que j’ai fait devant la caméra, c’est ma vie. Ainsi, les gens vont comprendre à quel point nous souffrons ici ».

Paqui, mère de six enfants : « Ce que j’ai fait devant la caméra, c’est ma vie. Ainsi, les gens vont comprendre à quel point nous souffrons ici ». Photo Juan Manuel Castro Prieto/VU’ Pour Télérama

Dans le secteur 6, autour du Café de Mariano, sorte de saloon forteresse tenu par une Colombienne énergique, se déploie « le supermarché de la dope » où des toxicomanes esclaves des trafiquants montent la garde devant les baraques. Le dos courbé comme des vieillards, le corps et le visage ravagés avant l’heure, ces « machacas » ont l’air de sentinelles zombies. C’est dans ce périmètre que vit Paqui, une quarantaine d’années, six enfants, dont une fille de 13 ans déjà fiancée. Paqui s’est mariée à 14 ans. Elle habite la Cañada depuis vingt ans, vend drogues et médicaments jour et nuit. Guillermo l’a poursuivie des jours durant avant de réussir à lui faire passer un essai. Dans Ciudad sin sueño, elle tient le rôle d’une femme forte dans un monde violent. « Ce que j’ai fait devant la caméra, c’est ma vie. Ainsi, les gens vont comprendre à quel point nous souffrons ici. » Paqui voudrait que le film ait du succès, pour qu’on lui demande à nouveau d’être actrice. « Pour sortir de cet enfer, par pitié. »

À la tombée du jour, la Cañada change de visage, envahie par toute une vie jusque-là invisible. Des chats, des lévriers espagnols, une marmaille nue dans les bassines, des patriarches un peu las, des fillettes aux faux ongles couverts de strass… Des adolescentes se montrent des vidéos en gloussant ; un garçon de 7 ans affirme avoir arrêté de fumer en buvant du Coca… Le décor de western a cédé la place à une comédie à l’italienne où tout un peuple, fier et bravache, s’affiche haut en couleur. Comme un défi lancé à ceux qui noircissent son image.

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r Ciudad sin sueño, de Guillermo Galoe. En salles.