Emmanuel Carrère est en lice pour le Goncourt avec « Kolkhoze », où il entremêle deux histoires apparemment distinctes: la guerre en Ukraine et la mort de sa mère, Hélène Carrère d’Encausse, historienne et femme politique française d’origine russe et géorgienne. De passage samedi au Livre sur les quais à Morges, il confie au micro du 19h30 comment ces événements se sont « amalgamés ».

Quand la guerre en Ukraine a commencé, en février 2022, Emmanuel Carrère ressent d’abord le besoin d’écrire là-dessus, « sans doute parce que j’ai un rapport familial très étroit avec la Russie ». Mais il ne sait pas comment s’y prendre. « J’ai commencé comme je le fais souvent: en faisant des reportages », raconte-t-il dimanche au micro du 19h30.

C’est alors que sa mère, Hélène Carrère d’Encausse, première femme à la tête de l’Académie française et grande spécialiste de la Rusie, meurt en août 2023. Sa disparition, puis celle de son père quelque temps après, a ouvert pour lui une période de deuil. « Même à 67 ans, on se retrouve orphelin, en première ligne, à une autre place dans la chaîne des générations. » Et en même temps, poursuit-il, il était conscient d’être au coeur d’un événement historique majeur. « Cela a donné un livre à la fois très intime et inscrit dans l’histoire de la Russie et de l’Europe sur un siècle. »

Son livre explore le lien presque viscéral qu’il entretient avec la Russie, une passion héritée de sa mère, mais aujourd’hui mise à mal. « La Russie est une histoire de famille pour le meilleur et pour le pire », écrit-il notamment à ce sujet. « Et actuellement, c’est le pire visage de la Russie qui se montre. Pour moi, beaucoup de choses qui avaient un signe positif, comme la culture russe ou l’âme russe, prennent un coup terrible. Cette sentimentalité perdue en même temps brutale, qui m’a toujours fasciné, se révèle aujourd’hui sous son aspect le plus affreux. »

>> Voir aussi le sujet du 19h30 sur Kolkhoze : Emmanuel Carrère évoque l'histoire de sa mère dans Kolkhoze Emmanuel Carrère évoque l’histoire de sa mère dans Kolkhoze / 19h30 / 1 min. / hier à 19:30 Refus d’une « pensée trop systématique »

L’écrivain refuse toutefois d’adopter une « pensée trop systématique », « celle que peuvent avoir mes amis ukrainiens, mais eux en ont le droit ». Lui veut absolument continuer à chercher des nuances et ne veut pas rejeter toute la culture russe.

Sa mère, elle, n’avait pas prévu l’invasion. Quelques jours avant la guerre, sur un plateau de télévision, elle affirmait que Vladimir Poutine « n’envahirait pas l’Ukraine, il n’est pas fou ». « Comme beaucoup, elle lui prêtait une rationalité de realpolitik », analyse aujourd’hui son fils. « Or la Russie a transgressé toutes les règles admises du jeu international », déplore-t-il.

Mais l’Europe, selon lui, a également failli, en manquant plusieurs occasions: la guerre en Géorgie en 2008, l’annexion de la Crimée en 2014. « Elle s’est contentée de dire ‘ce n’est pas bien’, sans poser de limite. Elle s’est laissée mettre devant le fait accompli. » Une faiblesse qui, selon lui, a ouvert la voie à l’invasion de 2022.

Quant au peuple russe, il reste difficile à sonder. « Les sondages n’ont aucune valeur (…). Il est pénalement interdit de dire quoi que ce soit contre cette « opération militaire spéciale » qu’on n’a pas le droit d’appeler guerre. » Selon lui, on peut imaginer 10 à 20% de partisans convaincus, 10% d’opposants, et « 70 à 80% qui attendent que ça passe, en se disant qu’il ne faut ni avoir de rapports avec le pouvoir, ni se mêler de politique, parce que c’est dangereux ».

Grande admiration pour sa mère

Kolkhoze n’est pas seulement une réflexion sur la Russie contemporaine, mais aussi et surtout un portrait filial. Emmanuel Carrère y trace la trajectoire de sa mère, fille d’immigrés russes et géorgiens. Le récit, plein d’admiration, n’efface pas les zones d’ombre. Dans « Kolkhoze », on apprend tout de cette femme: son origine aristocratique, son aventure extra-conjugale, son habitude de dormir sur un canapé. 

« Si vous faites un portrait, vous ne pouvez pas transformer vos personnages en saints. Il faut les ombres du portrait, raconter ce qui fait leur singularité », estime-t-il. Mais il souligne aussi la grandeur de sa mère jusqu’à la fin: « Elle a eu une mort magnifique, pleine de dignité. J’ai écrit dans une forme d’admiration, comme si cette mort venait couronner une vie. Ce récit, avec ses ombres et ses lumières, baigne dans cette lumière-là ».

Propos recueillis par Jennifer Covo

Texte pour le web: Fabien Grenon