Ce 11 janvier 2017, il n’est pas tout à fait 8 heures lorsque Sandra Simard est conduite au bloc opératoire de la clinique Saint-Vincent, à Besançon. Cette mère de famille de 36 ans doit se faire opérer du dos. L’intervention, qui consiste à poser une prothèse entre les vertèbres, n’est pas considérée comme particulièrement risquée. Surtout sur une femme qui ne présente, par ailleurs, aucun problème de santé. Surtout pour un chirurgien expérimenté. Pendant une heure, l’opération se déroule sans difficulté mais au moment de la recoudre, la patiente fait un arrêt cardiaque. Commence alors une course contre la montre. Elle est massée pendant 45 minutes. Le réanimateur est rapidement rejoint par deux autres, dont le Dr Frédéric Péchier, considéré comme l’un des meilleurs de l’établissement. C’est lui qui préconise l’administration de glucomate de sodium. Un choix qui ne va pas de soi mais qui permet de maintenir Sandra Simard en vie. Après cinq jours de coma, elle s’en sort presque miraculeusement.

Huit ans après, c’est pourtant ce même praticien qui comparaît à partir de ce lundi devant la cour d’assises de Besançon. Le Dr Frédéric Péchier est accusé d’avoir empoisonné trente patients entre 2008 et 2017. Douze sont morts. La plus jeune des victimes décédée avait 50 ans, une femme venue se faire opérer de l’épaule. Mais il est également soupçonné de s’en être pris à des mineurs : un petit garçon de 4 ans a fait un arrêt cardiaque inexpliqué lors d’une opération des amygdales. Il s’est réveillé après deux jours de coma mais garde, selon son père, des séquelles.

Des accusations gravissimes – il encourt la réclusion criminelle à perpétuité – que l’ancien médecin de 53 ans a toujours récusé. « Il n’ a strictement rien à se reprocher, cela fait huit ans qu’il attend de pouvoir enfin prouver son innocence, il espère que ce cauchemar va se terminer », insiste l’un de ses avocats, Me Lee Takhedmit.

Un taux d’ « événement indésirable grave » supérieur à la moyenne

Le drame dont a été victime Sandra Simard a été le point de départ d’une enquête tentaculaire qui a duré plus de sept ans. Après cette matinée chaotique, l’équipe médicale cherche à comprendre ce qu’il s’est passé. Non seulement parce qu’un tel accident ne « colle » pas avec le profil de la patiente, mais aussi – et surtout – parce que depuis de nombreux mois, les « EIG », c’est-à-dire les « événements indésirables graves » s’enchaînent à un rythme effrayant. Moins de deux mois avant Sandra Simard, un homme de 73 ans est décédé brutalement au cours d’une opération. Deux mois avant, c’était un homme de 66 ans opéré de la hanche. Entre 2008 et 2017, 69 « EIG » ont été recensés dans l’établissement, soit 7,6 par an contre 3,3 à 5,5 dans les autres établissements de la région.

Tout le matériel utilisé pendant la dernière opération est récupéré et analysé. Les résultats sont sans appel : l’une des poches contient cent fois la dose normale de potassium, une substance mortelle à haute dose. Un signalement est immédiatement fait au procureur. « Il est impossible qu’une erreur soit la cause de l’accident. En conséquence, il ne peut être exclu qu’il s’agisse d’une tentative d’assassinat », insiste l’agence régionale de santé. Les équipes ont à peine le temps de réaliser ce qu’il se passe qu’un nouvel accident se produit dix jours plus tard, le 20 janvier 2017. Cette fois, c’est un homme de 70 ans, Jean-Claude G., qui présente un trouble cardiaque pendant une opération bénigne de la prostate. L’homme en réchappe mais tout le matériel est saisi. Et là encore, du potassium en quantité astronomique est découvert dans l’une des poches qui lui a été administrée. Pas de doute, le matériel a été empoisonné.

« Quelqu’un s’amuse »

Rapidement, les soupçons s’orientent vers le Dr Péchier. Il est, selon l’accusation, le « dénominateur commun » de tous ces événements indésirables. Seul l’un de ses patients a été directement touché par un EIG – Jean-Claude G., la dernière victime de la liste –, mais l’anesthésiste-réanimateur est presque systématiquement le premier à accourir dès les premiers signes de troubles cardiaques. Si bien qu’il est parfois surnommé « Zorro ». Ses collègues sont surpris par son efficacité : à chaque fois, il semble avoir le remède approprié.

Plus surprenant aux yeux des enquêteurs, ces drames semblent suivre les fluctuations de sa carrière : l’essentiel des faits visés par l’enquête a eu lieu au sein de la clinique Saint-Vincent mais au premier semestre 2009, le Dr Péchier est parti travailler dans un autre établissement de la région : la polyclinique de Franche-Comté. Pendant cette période, aucun événement indésirable n’est constaté à Saint-Vincent. Dans la polyclinique, au contraire, trois arrêts cardiaques inexpliqués sont recensés en trois mois. L’équipe médicale est désemparée : en huit ans, il n’y en avait jamais eu. Le troisième et dernier accident a lieu la veille du départ du Dr Péchier, qui a décidé de retourner dans son ancien établissement après une brouille avec ses collègues au sujet d’une cotisation.

La victime, Nicole D., 65 ans, a été admise à l’hôpital pour une ablation de la vésicule biliaire. Dès les premières minutes, cette femme commence à se sentir mal, puis se met à hurler : « au secours, je vais mourir ». L’équipe pense d’abord à une crise d’angoisse mais la patiente fait un arrêt cardiaque dont elle réchappe après plusieurs jours de coma. Du potassium à dose anormalement élevée est retrouvé dans une des poches. L’hypothèse d’une confusion accidentelle est retenue mais certains praticiens n’y croient pas. « En trente ans que je pousse des seringues, il n’y a jamais eu autant de cas, quelqu’un s’amuse », confie un des praticiens à ses confrères.

Selon l’accusation, il voulait s’en prendre à des collègues

Quelques semaines après l’empoisonnement de Jean-Claude G., le Dr Péchier est placé en garde à vue. Dans les couloirs de l’hôpital Saint-Vincent, le corps médical est sous le choc. D’autant que le mobile avancé par les enquêteurs est inédit : il ne s’agit pas d’une affaire d’euthanasie. Selon l’accusation, le Dr Péchier cherchait à régler ses comptes avec des collègues. Les patients n’étaient qu’un vecteur. Certains médecins semblent être particulièrement visés. L’une a pris sa retraite anticipée, « dévastée » par de multiples EIG en quelques mois, alors qu’elle n’en avait pas connu un seul tout au long de sa carrière. Une autre ne s’est « jamais remise » de la mort d’un patient de 53 ans. « Ça lui a bouffé neuf ans de sa vie », a confié son mari.

Des accusations que n’a eu de cesse de réfuter le principal intéressé. « Cette instruction, c’est la construction d’un récit. Personne ne l’a vu, il n’y a pas de preuve, pas d’ADN, c’est inédit », insiste son conseil. Le Dr Péchier a toujours dénoncé une enquête à charge. Selon la défense, qui compte plaider l’acquittement, la majorité des EIG résultent d’erreurs médicales. Son avocat dénonce « un coupable idéal, créé par l’accusation ».

Une ligne de défense que regrette Me Frédéric Berna, avocat de nombreuses victimes. « A moins d’un sursaut, on sait qu’on n’aura pas d’explication, pas de remords », déplore-t-il. Et d’ajouter : « Mes clients sont dans un entre-deux. Ils attendent ce procès depuis de nombreuses années, espèrent des réponses mais ne se font pas d’illusion. Au contraire, ils redoutent d’être confrontés à cet homme qui dit attendre la justice mais est resté silencieux l’essentiel du temps. » Le verdict est attendu le 19 décembre.