L’Europe est entrée dans une nouvelle ère où la garantie américaine de l’Alliance atlantique, longtemps tenue pour acquise, est fragilisée. Les pays d’Europe sont désormais forcés de définir une doctrine de dissuasion stratégique, à la fois de sanction et d’interdiction, combinant les moyens nucléaires et conventionnels pour assurer la crédibilité de leur défense de manière autonome. L’objectif est de convaincre un adversaire potentiel qu’il échouera nécessairement s’il était tenté par une aventure militaire.

Elle ne pourra s’imposer qu’à la condition de convaincre les opinions publiques européennes et les décideurs politiques car les coûts engendrés entraîneront un légitime débat public. Or, l’adhésion et le soutien populaires sont indispensables à la réussite politique et militaire de notre réarmement et de l’autonomie stratégique européenne comme objectif à moyen terme. La sécurité collective ne se décrète pas, elle se construit démocratiquement car c’est la condition sine qua non de la résilience face à un adversaire potentiel. Cette doctrine de défense vise à convaincre l’ennemi potentiel à considérer toute agression comme vouée à l’échec en raison d’un coût politique et militaire trop élevé au regard des gains qu’il pourrait espérer.

Pour dissuader efficacement, l’Europe doit combiner des capacités d’interdiction (défense sol-air, dispositifs de fortification, boucliers régionaux) et des capacités de sanction (frappes de précision, missiles, drones et munitions téléopérées à des fins de saturation, capacités cyber). Ce dernier domaine est en réalité primordial : la guerre en Ukraine a révélé qu’aujourd’hui, la capacité offensive l’emporte en efficacité militaire et en coût sur la posture défensive. C’est un fait stratégique que l’Europe ne peut ignorer. Ce nouveau visage du champ de bataille – marqué aussi par la multiplication des drones et l’instantanéité des « échanges de salves » – exige que nous y adaptions nos armées, tant en type de vecteurs qu’en stock.

Inventer une dissuasion européenne

Notre objectif est désormais clair : inventer une dissuasion européenne, non-exclusivement nucléaire, capable de protéger nos États et nos sociétés face aux menaces contre la souveraineté et l’intégrité territoriale, mais aussi face aux attaques dites « sous le seuil » (c’est-à-dire n’entraînant pas une réponse nucléaire).

Cette doctrine devra répondre à une menace désormais tangible : une Russie qui se prépare à un affrontement territorial avec les États orientaux de l’OTAN et de l’Union européenne, à un horizon certainement de cinq ans, comme l’établit la Revue nationale stratégique 2025. Cette stratégie s’accompagne de campagnes hybrides de sabotage et de déstabilisation en Europe occidentale, qui imposent une refondation de notre approche de la sécurité collective.

Cette ambition suppose la définition claire d’une doctrine, première étape nécessaire à l’émergence d’une capacité opérationnelle crédible. Une dissuasion moderne ne peut se limiter à la seule dimension nucléaire. Elle doit intégrer un arsenal capable d’apporter des réponses multiples tout en maîtrisant l’engagement de la force, ce que ne permet pas la dissuasion nucléaire seule : capacités de frappes conventionnelles, cyberdéfense, guerre électronique, maîtrise du domaine spatial et systèmes de drones offensifs et défensifs.

Cette stratégie européenne de dissuasion devra également s’inscrire dans une logique de résilience pour être crédible : réarmement industriel, réduction des dépendances envers des pays tiers, standardisation des équipements, préparation des forces, durcissement des infrastructures critiques, et implication des sociétés civiles pour renforcer notre résilience.

Ensemble, avec une doctrine partagée et des moyens mutualisés, les Européens peuvent bâtir une dissuasion crédible et durable à l’échelle du continent où les capacités conventionnelles et nucléaires se renforcent mutuellement. C’est une condition de notre liberté, de notre stabilité et de notre capacité à préserver nos valeurs démocratiques dans un XXIᵉ siècle confronté au retour de l’emploi de la force comme moyen de règlement des différends politiques.

Redéfinir la dissuasion européenne au-delà de l’option nucléaire

La multiplication des signaux de « gesticulation nucléaire » russe, visant à sanctuariser de façon agressive certaines zones d’intérêt stratégique, ne saurait être ignorée. Pour autant, il n’est ni réaliste ni pertinent de chercher à délégitimer l’arme nucléaire de l’adversaire. L’enjeu réside ailleurs : une lecture strictement binaire de la dissuasion – arme nucléaire ou absence de capacité dissuasive – condamnerait la France à devenir une « Suisse nucléaire », capable de sanctuariser son territoire national, mais condamnée à ne pas pouvoir s’engager sérieusement auprès de nos alliés. Le risque est cependant que l’emploi de l’arme nucléaire arrive très rapidement, ce qui est contraire à notre vision humanitaire, ou que l’adversaire ne considère pas cet emploi comme crédible (que ce soit d’un point de vue politique, technologique ou opérationnel), rendant cette stratégie inopérante.

L’arme nucléaire n’est pas une réponse à tout. Elle est stratégique, ultime, et doit le rester. La tentation d’une extension de la dissuasion nucléaire dans certains États européens – notamment en Pologne ou en Allemagne – reflète une inquiétude légitime mais doit être encadrée pour éviter les risques de prolifération. La dissuasion nucléaire française, offre une base conceptuelle, qui doit désormais être complétée par un ancrage territorial clair à l’échelle européenne.

Une doctrine élargie doit donc intégrer une gradation dans la riposte, avec une séparation claire entre le seuil nucléaire et le seuil conventionnel, fondée sur deux piliers : la crédibilité à frapper, ce qui pose la question de la profondeur stratégique – jusqu’où sommes-nous prêts à intervenir, avec quelle intensité, contre quelles cibles ? Quels sont les moyens pour le faire ? et la capacité à durer, c’est-à-dire la résilience de nos structures de défense (militaires, industrielles comme sociales et politiques) dans un conflit prolongé.

Cette distinction entre niveaux d’emploi est d’autant plus importante que les missiles conventionnels – notamment balistiques – jouent un rôle croissant, y compris dans des stratégies de contournement ou d’asphyxie asymétrique. Les succès opérationnels des Houthis au Moyen-Orient, notamment via l’usage massif de drones, le démontrent. Un moyen qui s’est imposé dans le conflit russo-ukrainien pour une dissuasion contemporaine repose sur la capacité de frappe conventionnelle dite « dans la profondeur ».

Une dissuasion européenne fondée sur la responsabilité partagée

Le continent européen entre dans une phase de maturité stratégique. Il ne s’agit pas de « européaniser » la dissuasion française, avec tout ce que cette idée suppose de dilution, de simplification ou de renoncements. Il s’agit d’inventer un concept de dissuasion proprement européen, qui tienne compte des menaces spécifiques à notre continent, des exigences démocratiques qui fondent nos sociétés, de nos ressources et de nos capacités d’organisation militaire et de production industrielle et qui intègre la dissuasion nucléaire de la France comme une composante majeure.

Dans cette perspective, nous visons donc clairement à dissuader l’adversaire de choisir la guerre, non par surenchère, mais par clarté stratégique et robustesse collective. La dissuasion ne peut pas reposer que sur quelques États seulement. Elle doit s’incarner dans un effort collectif, fondé sur le principe de contributions différenciées mais fondé sur une détermination partagée : chacun à la hauteur de ses capacités et dans une logique de complémentarités des moyens, selon un modèle solidaire, transparent et démocratiquement validé adossée à la doctrine dont nous avons ici tirée à grands traits ce qu’elle pourrait être. L’engagement de tous est indispensable pour convaincre l’adversaire potentiel d’une réponse commune à toute agression.

Une logique d’action partagée

Lentement mais sûrement, l’Europe s’équipe des outils nécessaires à sa défense. Ces efforts ne visent pas à réduire les souverainetés nationales, mais à les conjuguer dans une logique d’action partagée. Cela suppose une prise de conscience essentielle : aucun État ne peut, seul, garantir sa sécurité face aux défis du retour des empires au XXIe siècle. En concevant ensemble une doctrine collective, les Européens s’engageraient dans un mouvement d’autonomie pour construire une dissuasion proportionnée à la menace, en accord avec leurs valeurs démocratiques et résolument européenne.

Hélène Conway-Mouret, Renaud Bellais et Thibault Delamare