[Rentrée littéraire 2025] Et si on tenait déjà la grande et belle surprise de la rentrée ? Un roman choral qui raconte une journée dans un master de stand-up de Chicago où la nécessité de faire rire se heurte aux peines qui nous habitent et nous empêchent. Drôle et bouleversant. Critique.

Chaque année, au mois de septembre, on scrute les livres susceptibles de faire basculer les destinées. Soit parce qu’ils ouvrent la voie à un prestigieux prix de l’automne, soit parce qu’ils rassemblent tous les ingrédients d’un grand succès de librairie, soit encore parce qu’ils permettent l’éclosion d’un nouveau talent. Pour Camille Bordas, la donne est toute autre et on voit dans ce nouveau roman, déjà son cinquième, un moyen de rétablir une vérité que certains avaient peut-être oubliée : elle fait partie des jeunes plumes les plus talentueuses de notre littérature. Les plus originales aussi.

La classe américaine

Rien de plus grisant que de voir surgir, au beau milieu de nos rentrées littéraires si cadenassées, une outsider qui balaie les codes. Après deux premiers romans écrits en français, Les treize desserts en 2009 et Parties communes en 2011, l’autrice lyonnaise, née en 1987, est partie s’installée aux États-Unis et s’est mise à écrire, presque naturellement, en anglais. Preuve s’il en fallait d’une force certaine de l’esprit. C’est d’ailleurs à l’Université de Floride, au sein d’un atelier de « creative writing » où elle officiait en tant qu’enseignante, en 2018, qu’elle a eu l’idée d’écrire Des inconnus à qui parler.

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Si l’écriture romanesque – parce que c’est un art du temps long, de la relecture et de la confrontation – colle parfaitement à l’idée qu’on se fait d’un enseignement scolaire, à quoi pourrait ressembler une école qui apprendrait à faire rire, discipline de l’instant capturé et du rebond permanent ? Voilà la question à laquelle Camille Bordas s’attache à répondre dans un roman inspiré des « campus novel » américains, ces histoires de bandes qui se déroulent sur les bancs de l’école. Elle ajoute à cela une forme narrative périlleuse, mais électrisante : un récit choral à la troisième personne qui s’étend sur une journée, suivant profs et élèves tout au long de leurs cours jusqu’à une soirée dans le club qui accueille une confrontation entre le master et une école d’improvisation.

Dans un enchaînement de scènes endiablé se dévoilent des profs qui s’épuisent dans le combat comique, comme Dorothy, puis toute une série d’élèves : Artie, le bellâtre qui paie son physique avantageux, Olivia, la misanthrope qui se raccroche à la scène, Jo et son verbe méchant, Phil et ses cas de conscience wokes. Un large éventail d’archétypes pour rendre compte de toutes les réalités. Et, à l’horizon, un point de fuite qui embrasse l’époque : l’arrivée imminente dans l’équipe enseignante de Manny Reinhardt, star du stand-up controversée, accusé de comportements déviants avec les femmes.

Pour le meilleur et pour le rire

Du point de vue du style, l’écriture amuse, entraîne avec un rythme effréné lié à la particularité du texte qu’on évoquait en introduction. La romancière française a d’abord publié son roman aux États-Unis, sous le titre The Material (La matière) et s’est chargée elle-même de la traduction. Une liberté de transposition folle, mais un défi, surtout, pour conserver la touche américaine du texte et la fulgurance de la langue anglaise. Si l’on perçoit ci-et-là quelques maladresses, elles sont rapidement balayées par le plaisir que procure le texte, par la profondeur des questionnements qu’il soulève, aussi.

Dans ce master de stand-up imaginaire, tout prête forcément à rire. D’abord, l’absurdité de la situation et d’un enseignement qui se prend au sérieux pour fabriquer les comiques de demain. Ensuite, le caractère des personnages, entre des profs qui distillent leur art et des élèves gonflés d’ambition, aux prises avec leurs démons. Camille Bordas s’amuse d’ailleurs du gap toujours plus profond entre les générations.

Car derrière le vernis comique, on découvre une véritable réflexion sociale – sur la nature du rire, sa place dans la société, les interstices dans lesquels il peut ou ne peut pas se glisser. Sur son site, l’éditeur cite Percival Everett ; l’analogie est bien trouvée. On pense en lisant ce livre à Effacement (2001), chef-d’œuvre qui raconte les tribulations d’un romancier noir américain pris au piège des préjugés raciaux du milieu de l’édition, en quête de la bonne façon de raconter des histoires.

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Camille Bordas mène également une exploration plus intime de la figure du comique, celui qui met tout en œuvre pour faire rire aux dépens des sentiments qui peuvent l’habiter. Une douloureuse dissociation de personnalité. Des inconnus à qui parler, c’est le mariage terriblement bancal et pourtant parfaitement jubilatoire de la série soap Un, dos, tres, du faux documentaire gonzo Inside Jamel Comedy Club et du Cercle des poètes disparus (1990) de Peter Weir. Une drôle d’affaire. La surprise de la rentrée littéraire disponible depuis le 20 août en librairie.