Ils sont une trentaine de joueurs de boules, cet après-midi-là, place Louis-Pasteur, à défier le cagnard pour enchaîner les carreaux et autres « biberons ». Ça galèje, ça marronne et ça s’engatse. « C’est le Sud ici, c’est saignant », rigole l’un d’eux.
Un petit clan, que les curieux observent, fait bande à part: des « longuistes », ou pratiquants du jeu provençal, l’ancêtre de la pétanque. Ici, les règles exigent que le cochonnet soit lancé entre quinze et vingt mètres. Le pointeur se tient sur une jambe, tandis que le tireur effectue trois pas en courant avant de jeter son ogive. Spectacle assuré, qui demande dextérité et coordination.
Un jeu plus dur et plus long que la pétanque
« C’est bien mieux que la pétanque. Plus beau, plus difficile », grommelle Patrick, 74 ans, qui multiplie les tirs au fer. « Il faut davantage d’agilité, puisque ça se joue deux fois plus loin. Et puis ça dure beaucoup plus longtemps. » C’est peu de le dire, si l’on en croit les connaisseurs.
« Une partie sérieuse peut atteindre quatre ou cinq heures », jure Daniel Cambe, à ses côtés, ancien vice-président du comité bouliste du Var. En la matière, le record daterait de 1954, où Raoul des Milles et Locatelli auraient réussi à se départager après… 8h15 de jeu! Plutôt anachronique à une époque où la vitesse est érigée en valeur cardinale; où les formats courts sont devenus une norme d’attractivité.
Patrick poursuit: « Notre mentalité est aussi très différente des pétanqueurs. Nous, on ne se prend pas la tête, on boit le coup ou on mange ensemble après la dernière mène. On s’amuse! Il faudrait que vous parliez de tout ça avec Christian. »
Ça tombe bien, Christian Pesce, champion de France de jeu provençal en 1999, pointe son nez sur le gravier de La Rode. Assis seul sur un banc, à l’autre bout de la place, l’homme observe de loin ce qui se trame. Mais puisqu’il s’agit de parler de « la longue », le taiseux envoie un premier tir à la sautée.
« À la fédération, ils veulent tuer le jeu, balance-t-il. Il n’y en a que pour la pétanque, qu’ils rêvent de transformer en sport olympique. Maintenant, ils nous imposent même de mettre des tenues pour les concours, c’est n’importe quoi! » Philippe Marti, son partenaire lors du titre (avec André Herrero), est appelé en renfort pour remettre une pièce. « On est une espèce en voie de disparition. Sauf que nous, personne ne nous protège. Dans dix ou quinze ans, on aura disparu! »
Les places toulonnaises désertées par les boulistes
La longue se joue entre dix et quinze mètres. Deux fois plus loin que la pétanque.
Photo Ma.D..
Il devient effectivement de plus en plus rare de tomber sur des parties de jeu provençal. Place d’Espagne? Fini. Du côté de l’ancienne prison? Pareil, depuis le départ de la « star » Laurent Matraglia pour La Crau. Il n’y a plus guère qu’au Mourillon, aux Lices ou à La Rode, donc, que quelques longuistes brillent encore. Dommage pour le folklore, sans doute. « C’est comme ça, soupire Christian, du haut de ses 72 printemps. Quand j’étais minot, tout le monde jouait. Maintenant, il y a tellement de choix… Les temps changent. »
Mais au fait, que reprochent ces puristes à la pétanque, sport qui a au moins eu le mérite d’animer les campings et de démocratiser tout un glossaire, de Fanny à la raspaillette en passant par le but ou le graton? « Même s’il n’y a plus beaucoup de parties d’intérêt (où on parie, ndlr), les joueurs ne jouent que pour l’argent. Ce sont des morts de faim, peste Philippe. La longue, c’est moins pourri et l’ambiance est meilleure. »
Tous, en tout cas, s’accordent sur un point: « Avant, les places toulonnaises étaient noires de monde à jouer aux boules. Aujourd’hui, pétanque ou pas, il n’y a plus dégun… »
L’ancêtre de la pétanque
L’histoire est connue. C’est du jeu provençal qu’est née la pétanque, il y a 118 ans, du côté de La Ciotat. Ce jour béni de 1907, un champion de « longue », Jules Hugues, dit « Lenoir », assure ne plus pouvoir jouer à son jeu préféré à cause de ses rhumatismes. Avant de pointer, il lance alors le cochonnet à seulement six mètres. Le tout, les « pieds tanqués », soit ancrés dans le sol, au milieu d’un cercle qu’il vient de tracer. De cette expression naîtra le terme pétanque (du provençal: pèd, « pieds », et tanca, « planté »)
Cette scène maintes fois racontée s’est déroulée sur le terrain du café de La boule étoilée, dont les propriétaires s’appelaient Ernest et Joseph Pitiot. Les deux frères comprirent vite l’intérêt de ce sport, où le joueur n’était plus obligé de prendre de l’élan pour tirer, ni de se tenir sur un pied pour pointer. Ernest s’appliqua ensuite à en finaliser les règles. Il faudra néanmoins attendre le premier concours officiel à La Ciotat, en 1910, pour que le mot et la discipline soient officialisés.
Le National de la ville de Toulon ce week-end
plus de 300 joueurs sont attendus au National de la ville de Toulon, prestigieux concours de jeu provençal qui se tiendra les 13, 14 et 15 septembre prochains. À la baguette: la Boule du petit toulonnais, avec le soutien de la municipalité. Si le prestige se lit dans l’intitulé de la compétition, voire le montant élevé de ses gains (10.000 euros de dotation), la nouveauté tient au lieu choisi pour l’organisation de l’événement: sur les plages du Mourillon, comme cela se faisait il y a une vingtaine d’années.
« On va ensabler le parking de la quatrième anse, explique l’adjoint aux sports Laurent Bonnet. Le fait de l’organiser ici va permettre de montrer ce jeu, qui fait partie de nos traditions, au grand public. » Christophe Vesperini, trésorier de la Boule du petit toulonnais, renchérit: « Il y aura une soixantaine de jeux, et les meilleurs longuistes de France. C’est un événement. »
Demi-finales et finale auront lieu le lundi. Le trophée Jean-Gonçalvès, dit Manu, ancien correspondant à Var-matin disparu en 2014, sera attribué au meilleur joueur du concours.