User ses fonds de pantalons sur les bancs de Victor Hugo ; se lier d’amitié à Jean Moulin ; tomber amoureux à Descartes, et passer le bac à Marie Curie… Les noms d’écoles dessinent un paysage intime en chacun d’entre nous. Ils traduisent, aussi, ce qu’une Nation veut se dire à elle-même ; la sédimentation de son récit commun. C’est pourquoi il est passionnant de se plonger dans l’enquête qu’a effectuée le Conseil d’évaluation de l’École (CEE) concernant le nom des quelque 60 000 établissements publics (dont environ 50 % sont baptisés d’après une personnalité). Quelles sont les tendances historiques ? Et les plus récentes ? Mustapha Touahir – passé par Baudelaire à Roubaix puis par Henri IV à Paris –, est secrétaire général du CEE et co-auteur du rapport. Il répond aux questions de l’Express.
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L’Express : Combien d’établissements publics (primaire et secondaire) sont-ils nommés ou renommés chaque année ? Et qui choisit leur nom ?
Mustapha Touahir : Dans la période récente, environ 3 500 établissements sont nommés ou renommés chaque année. Ce sont les collectivités territoriales qui décident de ces noms : les communes dans le cas des écoles primaires, les conseils départementaux pour les collèges, et les conseils régionaux pour les lycées. Cela se fait généralement en concertation avec la communauté éducative. Dans le second degré, il faut même l’aval du Conseil d’administration de l’établissement.
Qu’est-ce qui motive les changements de nom des établissements déjà existants ?
Cela peut répondre à des logiques variées : fusions d’établissements, volonté d’affirmer un projet éducatif ou de porter un symbole – à l’image du cas récent de Samuel Paty. Les enjeux sont parfois locaux et très concrets. Ainsi, un collège situé à Brest et relevant de l’éducation prioritaire a choisi de prendre le nom du nouveau quartier en construction à proximité, la Fontaine Margot. L’établissement portait jusque-là un nom breton et l’objectif, pour l’établissement, consistait à limiter l’évitement dont souffrait le collège et à créer une nouvelle dynamique pour encourager les nouveaux arrivants à y inscrire leur enfant. Autre situation : celle des écoles primaires parisiennes, longtemps privées de dénomination officielle et simplement identifiées par le nom de leur rue. Certaines ont récemment rompu avec cette tradition.
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Quels sont, aujourd’hui en France, les noms les plus « portés » par les établissements publics ?
Chaque matin, près de 100 000 élèves franchissent les portes d’une école portant le nom de Jules Ferry, le patronyme le plus répandu dans le premier degré, suivi par celui de Jacques Prévert. Dans le secondaire, c’est Jean Moulin qui domine (NDLR : voir aussi le tableau ci-dessous). Jusqu’à une période récente, les figures féminines étaient quasi absentes de ces palmarès, à l’exception notable de Marie Curie, dont le nom a souvent été attribué aux anciens lycées de jeunes filles. Mais la tendance évolue : entre 2017 et 2023, 45 % des nouveaux établissements publics ont été nommés d’après une personnalité féminine. Simone Veil est d’ailleurs le nom le plus donné parmi les nouveaux noms qui apparaissent ces dernières années.
Le classement des cinq noms de personnalités les plus fréquents en 2023 pour les établissements publics.
© / Paris Musées/Musée Carnavalet/Histoire de Paris – Collection Famille Escoffier/CHRD, Lyon – Communautés européennes/Source PE – L’Express
Les panthéonisations peuvent avoir un effet, on imagine…
Bien sûr. Mais contrairement à ce que l’on pense souvent, certains établissements sont nommés d’après des personnalités vivantes. Il y a par exemple quelques écoles Thomas Pesquet.
L’enquête s’est aussi intéressée à la corrélation – car il y en a une – entre le nom de l’établissement et le profil social des élèves qui le fréquentent. D’abord, comment vous est venue cette idée ?
D’une intuition du quotidien. Il y a quelques années, je travaillais à la Depp (NDLR : la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance de l’Éducation nationale), au bureau qui s’occupait, notamment, de l’éducation prioritaire. Je voyais passer des noms qui me semblaient être beaucoup plus représentés dans ces établissements qu’ailleurs. Une anecdote qui remonte à cette époque-là : un jour que je suis en réunion dans l’académie de Lille, j’évoque le cas du collège Albert Samain, à Roubaix – ville que je connais bien puisque j’en viens. On m’apprend que l’établissement, qui souffrait d’une très mauvaise réputation, a récemment décidé de changer de nom. Je leur ai dit : « laissez-moi deviner : il s’est renommé Rosa Parks ». Je suis passé pour un magicien ! Mais en vérité, à ce moment (c’était en 2018), Rosa Parks était le nom le plus donné en éducation prioritaire. Et très peu si ce n’est pas du tout ailleurs. Plus récemment, la polémique autour du lycée de Saint-Denis que la région ne souhaitait pas appeler Angela Davis nous a aussi montré que le sujet était important pour le débat public. Ce lycée a finalement été nommé Rosa Parks.
Rosa Parks, du nom de cette femme noire américaine qui a défié la ségrégation des années cinquante aux Etats-Unis. Et c’est justement l’une des leçons de l’enquête : les personnalités étrangères sont sur-représentées dans les noms donnés aux établissements des quartiers défavorisés…
C’est en effet une tendance marquée : on y retrouve plus fréquemment des noms comme Rosa Parks, Pablo Neruda ou Nelson Mandela. On peut citer d’autres noms, certes moins fréquents mais tout aussi parlants : Oum Kalthoum (NDLR : grande chanteuse égyptienne) qui donne désormais son nom à un collège de Montreuil ou Miriam Makeba (NDLR : icône sud-africaine) qu’on retrouve notamment à Nanterre, à Aubervilliers et dans un quartier populaire de Lille. Des tels noms sont beaucoup plus rares dans les secteurs plus favorisés.
Permettez-moi une question adressée non pas au secrétaire général du CEE, mais au citoyen : cette surreprésentation de personnalités étrangères – aussi remarquables soient-elles – dans le nom des établissements d’éducation prioritaire n’interroge-t-elle pas la vitalité de l’universalisme républicain ?
Oui, il existe en effet quelque chose comme une frontière invisible. Segmenter ainsi les symboles peut avoir des effets contreproductifs. On peut même y voir une forme d’assignation, dès lors que l’on renvoie plus souvent des élèves issus de l’immigration à des figures étrangères. Je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure manière de favoriser l’intégration.
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