Je parle d’aventure de lecteur car Antoine Sénanque nous emmène dans des univers toujours différents
malgré des sujets parfois déjà vus, dont il a besoin de creuser et de creuser et de creuser comme pour aller chercher l’or au fond d’une mine. Comme il écrit dans sa préface, Kolima est le lieu du rien. C’est en effet cette région de la Russie qui s’étend de Vladivostok au détroit de Béring, la région la plus éloignée prise entre la mer de Sibérie orientale et la mer de Béring. Elle a pour capitale Magadan. Elle est le lieu du Goulag, des travaux forcés, et de mine d’or à la richesse considérable. A la Kolyma, on recensera 500 camps de prisonniers condamnés aux travaux forcés. 130 000 morts. On l’appelle le Crématoire blanc.

C’est là que tout commence. Antoine Sénanque aime jouer les personnages dans leur miroir, dans leur double : Scylla et Cassia, Pal Vadas et son frère Lazare, une nièce assassinée, le moine et l’Impassible, le goulag et l’heure de Kolyma. Il y a aussi Varlam, le tanneur qui « incarnait tout ce qu’il méprisait : l’ivrognerie, la veulerie et la dévotion à Staline ». Varlam, clin d’œil à Varlam Chalamov (1907 – 1982) qui a été incarcéré pendant 22 ans, rescapé de Kolyma et auteur des Histoires de la Kolyma, pour lequel après tant d’horreur, l’homme ne trouvera jamais de salut. Chalamov qui a travaillé, étudiant, dans une tannerie. Vous saisissez le clin d’œil ? Tous les personnages du roman sont passés par la Kolyma ? Oui, Kolyma est au fondement de ce kaléidoscope ordonnée se trouve le thème de la vengeance. Non pas attisée par la haine, mais par l’union de la revanche et du destin. 

C’est l’histoire de Sylla Bach, une femme cachée dans les ruines de Budapest en 1956. Orpheline, enfant adoptée à l’âge de 12 ans par des chefs de gangs caucasiens, elle a appris à voler, à tuer, à s’enfuir. On
l’appelle la « tueuse de chiennes » car au Goulag, à Kolyma, elle a été incarcérée pendant neuf ans, elle a tué des dizaines d’hommes pour satisfaire les frères Vadas, chefs de gang transylvaniens. Ces frères se vouent une haine destructrice. « Ils n’avaient partagé que du vide entre eux ». Sylla Bach devra s’en détacher pour sa propre rédemption. Elle travaille à la tannerie de Varlam. « Elle se sentait comme il le fallait : dangereuse ». A la Kolyma, elle rencontre l’amour en la personne de Kathia. Les deux femmes se séparent quand elles sont libérées, mais Sylla veut protéger Kathia et la suit partout discrètement.

A quoi ou à qui s’accrochent tous ces personnages : l’or ? L’argent ? La vengeance ?

Sénanque y répond : la vie avant tout. « Ce n’était pas des histoires d’amour que Kassia recherchait, mais des histoires de vie. L’amour ne valait pas la vie. Ceux qui pensaient autrement n’avaient pas connu la Kolyma. Aucun bagnard, aucun animal ne choisissait l’amour contre la vie. La vie était mille fois plus ancienne que l’amour et mille fois plus loyale ». On pense naturellement à Dostoïevski lorsque les notions de pardon de péché, de culpabilité trouvent leur aboutissement dans le personnage d’un moine. Mais de quel moine s’agit-il ? Est-ce le fiancé de la victime innocente qui s’est réfugiée dans un monastère et dans la prière ? Est-ce au contraire une sorte de lumière, un film, fragile, qui continue de brûler pour permettre aux hommes de rester ce qu’ils sont ?

On a aussi une collusion entre le clan mafieux et l’État russe d’abord soviétique stalinien puis plutôt d’aujourd’hui avec un état qui a besoin des mafieux pour exister et les mafieux qui ont besoin d’un état pour
s’enrichir Encore un effet de miroir. Le roman prend une tournure de roman policier : 

On cherche qui exactement, dans cette affaire ?

On cherche le lien entre six homicides non résolus : trois vigiles dans une boîte tranquille, deux chasseurs venus de nulle part et un Allemand dans une centrale. On cherche celui qui tient les fils. » Et l’action s’emballe. Des scènes de combat sont haletantes et fascinantes. J’ai prononcé le mot de kaléidoscope, c’est vraiment l’impression que j’ai ressentie à la lecture admirant parfois la virtuosité de l’auteur et suivant les méandres d’un fleuve glacé car Adieu Kolyma n’est ni un thriller ni un policier mais un roman russe aux accents shakespearien, ce qui vous en conviendrez est singulier. Alors Kolyma, on y revient toujours. Le goulag et l’or. Un ailleurs
qu’on aurait tous en soi ? Un enfer comme la plaie béante de la haine, un lieu dépourvu de sentiments. Tout le roman semble inscrit dans une symétrie et encore une fois dans un jeu de miroir.

Adieu Kolyma d’Antoine Sénanque est publié chez Grasset.