Le 9 septembre au matin, dans les locaux strasbourgeois de la radio publique locale Ici Alsace, la conférence de rédaction laisse peu de place à l’actu du jour. L’urgence est à l’organisation du lendemain, journée de mobilisation appelant à bloquer tout le pays. Les journalistes autour de la table le savent : ce mouvement sera particulièrement suivi en Alsace, où les groupes Telegram sont « très fournis », relève la rédactrice en chef Maud Czaja. Le canal départemental du Bas-Rhin compte alors 1 500 membres, un chiffre qui a doublé en une semaine.
Autour de la table, plusieurs téléphones restent branchés sur l’application, à l’affût des dernières informations sur les blocages annoncés. « La préfecture refuse de communiquer, explique Maud à son équipe. Il faudra suivre la situation au fil de la journée. » La veille au soir, la journaliste Aurélie Locquet avait déjà posté sur le canal « Indignons-nous Bas-Rhin » un message indiquant qu’elle couvrirait les différents points de blocage. Elle y précisait être joignable en privé pour obtenir les lieux de rendez-vous, garantissant une « confidentialité assurée avant le début de l’action ».
Un suivi inédit avec Telegram
Sur ce même groupe, plusieurs messages publiés dans la matinée visent le média indépendant Rue89 Strasbourg, qui revendique être engagé « contre les injustices et discriminations » et « sensible aux luttes sociales ». La veille, l’un de ses journalistes présent lors du rassemblement célébrant le départ de François Bayrou avait révélé dans un article le projet des manifestants de bloquer l’autoroute et l’arrêt de tramway servant de lieu de rendez-vous. « Belle manière de coopérer avec les keufs », peut-on lire sur Telegram. Le journaliste répond par un long message, assurant que la diffusion publique du rendez-vous avait été réclamée par plusieurs organisateurs, l’« objectif étant de faire nombre ». Sur ce coup-là, « ils ont joué avec le feu », commente Maud Czaja.
« Personne ne se sent légitime à nous répondre »
Cette communication directe avec les manifestants grâce à Telegram est inédite pour les journalistes de la station locale. Pour Aurélie Locquet, « ça permet de mieux connaître le mouvement », mais pas forcément d’avoir des informations plus facilement. « Personne ne se sent légitime à nous répondre sur les différents groupes, comme il n’y a pas de porte-parole ou d’organisateur désigné, explique-t-elle. C’est aussi difficile de suivre tellement il y a de messages. Si tu n’ouvres pas l’application pendant une journée, tu peux avoir 500 messages à rattraper ! »
« On est plus préparés »
En prévision du lendemain, le dispositif est désormais arrêté : trois journalistes couvriront le terrain dans le Bas-Rhin. Olivier Vogel suivra la manifestation prévue à 14 heures place Kléber, Aurélie Locquet le blocage de l’autoroute dès 7 heures, et une troisième journaliste se rendra à Haguenau (36 000 habitants, à une trentaine de kilomètres de Strasbourg). Maud Czaja, de son côté, coordonnera le desk, qui centralise et tri les informations depuis la rédaction. Dans le Haut-Rhin, un autre journaliste sera déployé à Colmar et Mulhouse, où la mobilisation s’annonce plus limitée. « L’idée est de ne pas avoir uniquement un prisme strasbourgeois », explique la rédactrice en chef.
Contrairement au mouvement des « gilets jaunes », pour lequel la radio avait mobilisé de jeunes pigistes en dernière minute, les cinq journalistes envoyés sur le terrain le 10 septembre sont tous titulaires et expérimentés. « On est plus préparés et on a renforcé les équipes, souligne Maud Czaja. On a aussi beaucoup plus conscience de cette défiance envers les médias qu’au moment des gilets jaunes. » Cette fois, ils couvrent un mouvement qu’ils suivent depuis le milieu de l’été. La rédaction alsacienne a été la première du réseau Ici (ex-France bleu) à s’emparer du sujet.
C’était un mois avant le 10 septembre. « On a eu connaissance de ce mouvement, mais on ne savait pas trop ce qu’il en était », se souvient Maud Czaja. Après quelques coups de fil passés à d’anciens gilets jaunes de la région, un premier article paraît le 11 août, tentant d’identifier les acteurs à l’origine de la mobilisation. « Ça restait très flou, avec seulement quelques témoignages, note la rédactrice en chef. Au début, la difficulté a été de parler de quelque chose qui émerge réellement sans faire nous-mêmes monter la chose. »
Défiance
Fin août, alors que le mouvement prend de l’ampleur, elle publie un message sur Telegram pour savoir si un journaliste peut couvrir une assemblée générale prévue le 29 à Sélestat, au nord de Strasbourg. Les premières réponses ne tardent pas. Elles questionnent les réelles intentions de la journaliste, supposant un travail forcément « biaisé » si elle ne partage pas les motivations du mouvement. Certaines qualifient son antenne de « radio d’État ». « Le fameux “merdia” est souvent revenu », témoigne Maud Czaja. Quelques heures plus tard, un membre du groupe prend néanmoins sa défense, estimant qu’échanger avec des journalistes permet de « faire passer des messages ». Il finit par accepter la proposition : « Si vous ne voulez pas parler avec elle, moi je le ferai. » Ces deux positions s’opposent presque systématiquement à chaque sollicitation des médias sur Telegram.
« Ils ont l’habitude de nous voir, de voir le micro »
« Ils ont peur qu’on coupe nos interviews, et qu’on modifie ce qu’ils disent. Il y a une vraie défiance à ce niveau-là », raconte la rédactrice en chef. Oliver Vogel, habitué à suivre les mouvements sociaux, entend souvent la frustration des manifestants pour qui les médias ne « retiennent qu’une phrase » de leur discours. « C’est vrai que, moi aussi, j’ai dû garder cinq secondes d’une lycéenne que j’ai interviewée. On a une contrainte de montage, mais j’essaie de ne jamais déformer le sens des propos », raconte-t-il.
« Pas là pour prendre parti »
Le statut de radio locale protège tout de même les journalistes d’Ici Alsace des critiques les plus sévères. « On entend souvent que nous ne sommes pas mis dans le même sac que les BFM et autres rédactions parisiennes », note Maud Czaja. « Ils ont l’habitude de nous voir, de voir le micro », poursuit Aurélie Locquet. Présente à l’assemblée générale strasbourgeoise du 27 août, la journaliste a même été applaudie par la cinquantaine de participants. « Ils voulaient savoir si j’étais syndiquée et si je participais à la grève de Radio France. Lorsque j’ai dit oui, ils ont tous applaudi », raconte-t-elle. Par la suite, la journaliste sent toujours « une petite méfiance », mais aucune « hostilité ». Elle explique avoir dû rappeler à plusieurs reprises ses méthodes de travail : pas d’enregistrements sans accord préalable, confidentialité des informations sur les actions et blocages à venir, et possibilité de garantir l’anonymat. Mais aussi qu’elle n’est « pas là pour prendre parti », car pour beaucoup, « si on n’est pas d’accord avec eux, on ne peut pas suivre ce qu’ils font », ajoute-t-elle.
Le cortège a démarré place Kléber à Strasbourg. Ici Alsace a dénombré 10 000 manifestants. Photo T. S.
Une semaine après cet épisode, le 3 septembre, la deuxième assemblée générale couverte par la radio rassemblait une centaine de personnes à Strasbourg. Olivier Vogel était en terrain familier : « J’en connaissais presque un sur trois. C’était des gens que je croise en manifestations depuis des décennies », sourit-il. Selon lui, l’enregistrement du son sans l’image rend aussi son travail plus simple dans ce type d’événement. « La télé, c’est plus compliqué car tu reconnais forcément les gens, donc ils sont automatiquement plus réticents, juge-t-il. C’est plus simple d’être partout en radio, notamment lors d’actions en manifestation lors desquelles les caméras et objectifs ne sont pas les bienvenus. »
Ouverture mise au vote
Avant ces deux assemblées générales, la participation des journalistes a été soumise au vote des participants. Dans les deux cas, une grande majorité s’est prononcée en faveur de leur présence. Seule l’assemblée générale étudiante, tenue en milieu de journée le 10 septembre, l’a refusée (en cause notamment : l’article de Rue89 révélant le projet de blocage du tramway). Les étudiants ont également reproché à France 3 sa couverture du même événement.
Ce jour-là, à 7 heures du matin, une centaine de personnes se retrouvent à l’arrêt de tramway Montagne verte, entourées d’une dizaine de journalistes. Vêtus de noir, les manifestants répondent aux questions de BFMTV, Mediapart, Rue89, France 3 et Ici Alsace, tout en demandant presque systématiquement l’anonymat pour se protéger. Après trente minutes de blocage de la M35, les grenades lacrymogènes tirées par les policiers achèvent la dispersion des personnes présentes.
Un cortège massif
À 14 heures, le cortège démarre place Kléber. Ici Alsace dénombre 10 000 manifestants. « C’est vraiment massif, il y a beaucoup de monde par rapport aux mobilisations précédentes à Strasbourg », note Olivier Vogel. Au long de l’après-midi, le journaliste recueille les témoignages et revendications des manifestants. Au sein du cortège, il remarque la présence de la maire de Strasbourg Jeanne Barseghian (EELV), de l’eurodéputée Marion Aubry (LFI) et des députés Sandra Regol (EELV) et Emmanuel Fernandes (LFI). « J’ai vu que BFM a fondu sur Jeanne Barseghian. Moi, je me suis dit « Ah quoi bon ? » J’ai mentionné leur présence dans le papier mais sans les interviewer car je ne vois pas l’intérêt », soutient-il.
Le lendemain, en conférence de rédaction, on réagit à l’affluence importante et au déroulement de la manifestation : « C’était quand même très calme hier, on était très loin d’une journée de blocage », pointe la rédactrice en chef. L’équipe choisit de ne pas dépêcher de journaliste à l’assemblée générale prévue le soir même à Strasbourg, estimant que le suivi sur Telegram suffira pour repérer d’éventuelles nouvelles actions. D’autres sujets occupent ensuite plus longuement la discussion, en attendant la prochaine mobilisation annoncée par les syndicats le 18 septembre.