Titre : La vie des formes – Philosophie du réenchantement
Auteur.ice.s : Emanuele Coccia et Alessandro Michele
Éditions : Flammarion
Date de parution : 21 mai 2025
Genre : Essai
Emanuele Coccia et Alessandro Michele unissent leurs forces dans cet essai pour tracer les contours, ou plutôt les superpositions et les degradés, du travail de Michele dans le monde de la mode, ainsi que le lien étroit qu’il entretient, selon lui, avec la philosophie.
Directeur artistique de la maison Gucci de 2015 à 2022, Michele revient sur son parcours, ponctué d’anecdotes personelles et de références culturelles qui ont, au fil du temps, nourri sa vision. Ce récit s’entrelace avec la voix de Coccia, distinguée par l’usage de l’italique, qui intervient pour commenter, apporter des clarifications théoriques et introduire les concepts clés de la poétique de Michele.
La mode est présentée comme la forme d’art plus proche de la vie, intégrée au quotidien et accessible à tou.s.tes. Un instrument qui permet, par les formes, tout comme la philosophie le fait par la pensée et la parole, de chercher et d’incarner d’autres expressions de soi, d’exprimer et de transférer sur ces objets un excédent vital permettant l’exploration identitaire et de l’autre dans toutes ses facettes.
Tel un alchimiste, le styliste donne vie à la matière et la transmute, afin de rendre la vie humaine meilleure, magnifiée, plus intense. La mode devient ainsi un outil de quête du bonheur, d’expansion de soi dans ses formes les plus diverses et donc idiosyncratiques. La recherche constante de l’ambiguïté, le positionnement simultané dans plusieurs réalités, en opposition au principe de non-contradiction, est l’enchantement que Michele poursuit à travers ses créations.
Les formes, vénérées selon une vision animiste, parties vivantes de l’échange avec l’humain, sont des démons, des subjectivités autonomes qui influencent l’identité de celui ou celle qui les porte, pour ensuite se renouveler dans le changement continu des collections, des saisons, des humeurs.
La mode transcende les genres, les cultures, l’espace et le temps. Elle se sert du détournement pour faire coexister les temporalités, en récupérant des éléments du passé et en les renouvelant dans le dialogue avec le présent, sans aspirer inutilement à une idée de futur comme progrès incessant.
Dans ses collections, Michele opère des hybridations constantes, dans le but de sortir de tout ce qui est classifié, binaire et contraignant. Le vêtement devient une affirmation politique, un instrument de liberté et de recherche de soi.
En s’appuyant sur une constellation de références, allant de Plutarque à Benjamin, d’Arendt à Haraway, les auteurs écrivent une lettre d’amour à la mode.
La philosophie du réenchantement évoque précisément une interprétation de la vie qui ne procède pas selon des schémas fixes et définitifs, mais plutôt par divination. C’est dans l’interprétation de chaque élément, et de tout ce qui pourrait être, que le mystère et l’enchantement se manifestent. L’ambiguïté est une posture qui ne résiste pas à la compréhension, mais se réserve la possibilité d’être plusieurs choses à la fois, en raison d’un excès de figuration.
L’essai se clôt par la publication des communiqués de presse de chaque défilé réalisé par Michele pour Gucci (2015-2022), illustration de la pensée présentée dans l’essai.
Aussi dense soit-il, le livre parvient à rester accessible grâce au va-et-vient constant entre les deux auteurs : aux indications théoriques de Coccia, répondent les anecdotes et la prose plus poétique de Michele, permettant ainsi d’alterner et d’alléger la lecture.
Malheureusement, il ne s’instaure pas un véritable dialogue fait d’échanges directs entre eux, mais plutôt un système de commentaires et d’annotations par lesquels le philosophe vient souvent compléter ou cadrer les pages du styliste. Coccia est parfois répétitif dans les concepts clés qui, déclinés sous différentes formes, reviennent à plusieurs reprises pour enrichir ses arguments. Cette manière de procéder se révele toutefois très en ligne avec une forme de pensée en constellation, présentant nombreux aspects qui, de différents angles, offrent une image complète de la question.
L’objectif est en tout cas atteint : le livre enchante et pousse à la réflexion ; on en sort les yeux pleins d’images évoquées, repensant à notre rapport à la mode et à ce qu’elle pourrait devenir. La relation parfois onirique et inattendue que les deux entretiennent avec elle est chargée de signification politique : créer est un acte de résistance et la mode est bien subversive, dans sa manière de défier les règles et les catégories.
L’élan de Michele est tel qu’on souhaite se réapproprier ces talismans que sont les vêtements et inventer chaque jour un nouveau personnage à travers lequel vivre et affirmer : “je”.