C’était un été de réjouissances pour les habitants de Moscou. Dans l’un des parcs parfaitement entretenus de la ville, une piscine à vagues bouillonne et invite les gens à faire du surf. Le long d’un boulevard ombragé, les Moscovites jouent au paddle, au tennis, à la pétanque et au croquet.

Quatorze scènes ont été installées en plein air, dont une qui flotte sur un plan d’eau, et proposent opéras, pièces de théâtre et même des clowns sur des monocycles. Les manèges n’arrêtent jamais de tourner. Toutes les activités sont gratuites (sauf le cours de surf), et la crème solaire et l’eau sont même fournies les jours de grand beau temps ainsi que les imperméables et les plaids les jours maussades.

Toutes ces activités font partie du festival “Un été à Moscou”, qui dure depuis plusieurs mois [du 1er juin au 14 septembre], symbole éclatant des vastes moyens financiers déployés par le gouvernement de Moscou [l’organe exécutif de la ville de Moscou] pour transformer la capitale russe en un gigantesque parc d’attractions, et ainsi empêcher les Moscovites de penser à la guerre qui fait rage en Ukraine.

“C’est impossible d’y échapper et de ne pas avoir envie d’y participer”, reconnaît Nina L. Khrouchtcheva, une universitaire russo-américaine qui partage son temps entre Moscou et New York.

Divertir les Moscovites

L’invasion de l’Ukraine, que le Kremlin est déterminé à poursuivre malgré les pressions diplomatiques des États-Unis, a envoyé des dizaines de milliers de Russes à la mort, mis à mal l’économie du pays et isolé encore davantage la Russie de l’Occident.

Mais, pour la majorité des Russes, la vie n’a jamais été aussi belle.

À Moscou, qui compte 13 millions d’habitants, les investissements colossaux réalisés depuis une dizaine d’années ont fait de la capitale l’une des métropoles les plus modernes au monde. Les événements comme “Un été à Moscou” sont destinés à mettre en avant ces réussites et repousser la guerre aussi loin que possible, même si la Russie continue de bombarder Kiev avec des missiles et des drones et poursuit sa conquête de l’Ukraine.

En juillet, selon un sondage du Centre Levada, un institut de sondages russe indépendant, 57 % des personnes interrogées se disaient satisfaites de leur vie. C’est le chiffre le plus élevé depuis 1993, date du début de ce genre de sondage, deux ans après la chute de l’Union soviétique.

Pourtant, cette idylle entre le gouvernement et les Russes ne durera pas toujours, assure Nina L. Khrouchtcheva. Certains signes le montrent déjà. Le budget du gouvernement commence à s’épuiser. Les farouches soutiens de la guerre, encouragés par le Kremlin, dit-elle, sont de plus en plus mécontents de voir que la plupart des Russes se désintéressent de celle-ci. “Cet été pourrait bien marquer un tournant”, estime-t-elle.

Pour le moment, du moins à Moscou, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.

La guerre, une tâche déléguée aux plus pauvres

Dans les artères impeccables de la ville, les rues piétonnes récemment rénovées, à l’ombre de nouveaux arbres fraîchement plantés, les marchés sponsorisés par le gouvernement fleurissent : on peut y acheter des bougies parfumées, des meubles ou des jouets, tous fabriqués en Russie. Dans les trains de banlieue ultramodernes ou les nouveaux bus électriques, les écrans font sans cesse de la pub pour de nouvelles activités enthousiasmantes.

Une oasis surréaliste − véritable forêt de palmiers, d’oliviers et de bambous autour d’une fausse cascade digne d’un pays tropical − a vu le jour à côté de la place Rouge. La mairie a annoncé que 53 millions de fleurs avaient été plantées cette année, et chaque pont du centre-ville est tapissé de couleurs vives.

“Je n’ai jamais été aussi amoureux de ma ville”, confie dans un post sur les réseaux sociaux Oleg Torbosov, un Moscovite qui travaille dans l’immobilier.

Il raconte une promenade dans le centre de Moscou : “Je n’ai pas vu un seul SDF, pas un seul mendiant, pas un seul type bizarre”, dit-il.

“Les gens étaient beaux, bien habillés, confiants. Ils souriaient. Je me sentais complètement en sécurité.”

Des participants déguisés lors du festival “Un été à Moscou”, le 6 juillet 2025. Des participants déguisés lors du festival “Un été à Moscou”, le 6 juillet 2025. PHOTO NANNA HEITMANN/THE NEW YORK TIMES

Dans la ville, rien ou presque ne rappelle la guerre et quand c’est le cas, il est facile de se détourner. Certes, il y a des centres de recrutement dans les stations de métro et des publicités qui offrent jusqu’à 65 000 dollars [55 440 euros] pour s’engager dans l’armée, mais, pour de nombreux Russes, la guerre reste une tâche déléguée aux plus pauvres.

Cette indifférence agace prodigieusement les plus bellicistes du régime. “Sommes-nous vraiment en guerre ?” s’est indigné Vladimir Soloviev, le visage de la propagande du Kremlin, dans l’une de ses émissions en août. “Quand on voit tous ces gens qui sortent le vendredi soir, c’est difficile à croire”, a-t-il fulminé.

Mikhaïl Bocharov, un économiste qui avait participé à des manifestations anti-Kremlin mais qui soutient désormais l’armée russe, désapprouve lui aussi ces “réjouissances en temps de guerre”.

“Les gens récoltent des fonds” et “tricotent des chaussettes” pour les soldats, me dit-il tout en emmenant son fils à l’une des attractions du boulevard Tsvetnoï à Moscou. “Les gens à Donetsk n’ont plus accès à l’eau potable”, ajoute-t-il.

“Et ici, c’est une fête perpétuelle, poursuit Bocharov. C’est de la schizophrénie pure. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre.”

Pour Alexandre Usoltsev, un guide touristique, si la municipalité de Moscou investit autant d’argent dans les loisirs, c’est pour aider les habitants à surmonter le stress des “nouvelles anxiogènes”.

“C’est normal de vouloir les apaiser et leur montrer que tout va bien.”

Une capitale métamorphosée

Dans une grande exposition, juste en face du Kremlin, le message est clair : la vie est belle et l’avenir s’annonce radieux.

L’exposition retrace la transformation de la capitale sous le mandat du maire Sergueï Sobianine, avec des exemples concrets et des interactions.

Dans une installation vidéo, on se retrouve en immersion dans le métro de New York : il est sale et humide, peuplé de gens bizarres et d’étrangers aux mines patibulaires. Ensuite, une autre installation nous transporte dans une station de métro de Moscou, d’une propreté impeccable, sans un papier qui traîne, où l’ambiance est sereine et détendue. Il est même possible de payer son ticket aux tourniquets en présentant son visage à la caméra.

La transformation de la ville traduit une volonté de montrer la puissance d’un gouvernement autoritaire disposant d’un budget municipal de près de 70 milliards de dollars [60 milliards d’euros]. Le Moscou d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec la capitale morose de l’Union soviétique des années 1980.

Ces deux dernières années, les lignes de métro ont été prolongées de 160 kilomètres, avec quatre nouvelles stations qui doivent ouvrir en septembre et deux lignes supplémentaires en construction. Les rues et les bâtiments de Moscou sont impeccables et bien éclairés, à l’exception du Kremlin, apparemment par crainte des drones ukrainiens. Les touristes européens ont été en partie remplacés par des visiteurs venus du Moyen-Orient, de Chine et d’Asie du Sud. Ils se pressent dans les restaurants de la ville, où le service est impeccable et la cuisine souvent remarquable.

Malgré les sanctions et autres restrictions liées à la guerre, des centres commerciaux géants et les boutiques regorgent de sacs en cuir italiens, des meilleurs vins français et autres articles de luxe. Les enseignes russes ont remplacé les entreprises occidentales qui ont quitté le pays et offrent des produits et des services d’une qualité très souvent comparables.

Les administrations, où il fallait auparavant faire la queue pendant des heures pour se retrouver face à un fonctionnaire mal embouché et souvent corrompu, ont été transformées en espaces d’accueil confortables. Où l’on vous offre un cappuccino gratuit si vous attendez plus de quinze minutes. Les fonctionnaires dans l’ensemble sont aimables et, dans le cas contraire, vous pouvez leur donner une mauvaise note sur l’écran installé sur chaque bureau.

Il est possible d’ouvrir un compte en banque sur votre téléphone ou d’obtenir une carte SIM numérique en moins d’une minute. Plus de 1 500 services du gouvernement sont disponibles en ligne. Vos courses peuvent être livrées en quinze minutes, souvent par des migrants venus d’Asie centrale qui sillonnent la ville sur des vélos électriques.

Mais tout le monde en Russie n’a pas accès à la vie facile moscovite. De nombreux Russes ont du mal à joindre les deux bouts.

À cause des dépenses militaires, l’inflation est en roue libre, ce qui a conduit la Banque centrale à augmenter les taux d’intérêt. La dette du budget est en hausse, et les réserves de liquidités du pays seront épuisées dans deux ans, selon les estimations.

Mais quand on se promène dans la ville, ces ennuis semblent bien loin.

“Il y a eu des séparations douloureuses : beaucoup de mes amis ont dû partir, raconte Olga, une Moscovite de longue date, qui a préféré ne pas donner son nom de famille par peur de représailles. Mais je suis contente d’être restée dans cette ville si belle et si agréable qu’est le Moscou d’aujourd’hui.”