Ce sera sans doute l’un des quarts de finale les plus accrochés du week-end. Ce France-Irlande programmé dimanche (14 heures) au Sandy Park d’Exeter pourrait toutefois voir son issue scellée dès la mi-temps, si l’on se fie aux dernières confrontations entre les deux pays. Sept succès de suite pour les Bleues, dont six roustes de plus de vingt points d’écart. Sachant que les Irlandaises ne débarquent pas en grande confiance, liquidées 0-40 par la Nouvelle-Zélande. Une raclée, certes, mais loin d’être la plus grosse du tournoi. Avant le début des hostilités, le patron de World Rugby, Alan Gilpin, pronostiquait que «certains matchs seront moins compétitifs en raison, dans certains cas, d’une disparité évidente d’expérience, de professionnalisme et d’investissement».
Les phases de poules, rythmées par des dérouillées en série, lui donnent raison : en 24 matchs, l’écart moyen est de 33,9 points. Le différentiel monte même jusqu’à 47 unités de moyenne si l’on ne prend en compte que la première journée, où tout est à faire et les sélections jouent avec leur équipe-type. Des scores pas vraiment surprenants. Cet état de fait a toujours existé, depuis l’édition inaugurale de 1991. Mais à l’époque, «les disparités étaient moins importantes», note Serge Collinet, ancien joueur pro reconverti professeur de Staps, et auteur de Conquérantes (éd. Passiflore). «Il y avait certes des foyers culturels comme l’Angleterre, la Nouvelle-Zélande, mais tout le monde était amateur. La professionnalisation a entraîné des écarts encore plus grands.»
Un exemple parmi d’autres : en poules, une équipe anglaise bis a rossé 92-3 les Samoanes. Leur dernière confrontation, lors de la Coupe du monde 2014, s’était aussi soldée par une raclée anglaise, mais dans des proportions moindres : 65-3. En onze ans, les Red Roses se sont structurées. Elles ont obtenu le statut professionnel en 2019 et sont rétribuées à 100 % par leur fédération. Leur championnat domestique, envié du monde entier, s’est structuré en 2018.
Dans le même laps de temps, rien n’a vraiment bougé pour les Samoanes. Leur fédération verse des indemnités modestes aux joueuses, mais elles n’ont pas de contrats professionnels. Comme lors des éditions précédentes, la moitié de la sélection doit recourir à des collectes de fonds pour pouvoir prendre part au tournoi.
L’ovalie féminine mondiale demeure un paysage morcelé. «C’est un rugby à trois, quatre vitesses», estime Serge Collinet. En tête de wagon – et dans cet ordre – les Anglaises et les Néo-Zélandaises «hyper professionnalisées, libérées pour la performance, et consacrées complètement à la compétition». Pas un hasard si les deux dernières éditions ont eu lieu dans ces deux pays. Pas un hasard non plus que Angleterre-Nouvelle-Zélande fut l’affiche de cinq des six dernières finales de Coupe du monde. «Ces pays ont su mettre en place des structures professionnelles en faveur des femmes, et se sont vu récompensés, quelque part. Les “Néozeds” l’ont fait parce que le rugby là-bas est une religion. Les Anglaises ont été pragmatiques, et ont mis les moyens financiers et humains», abonde Serge Collinet.
D’autres comme le Canada et la France ont progressivement mis de l’argent, mais plus tardivement et dans une moindre mesure. Ce qui les placerait dans une deuxième catégorie. Suivraient ensuite des nations cataloguées de la 5e à la 12e place mondiale – l’Afrique du Sud, les Etats-Unis, l’Italie ou encore le Japon – essentiellement dotées de joueuses semi-professionnelles, obligées d’avoir un métier en parallèle. Viennent enfin des sélections de quatrième zone, comme le Brésil, les Fidji ou les Samoa, composées le plus souvent d’amatrices. Chez les Samoanes, on recense ainsi une gestionnaire immobilière, une institutrice, des magasinières, une couvreuse, et la liste n’est pas exhaustive.
Autant de profils dont la pratique du sport est à des années-lumière du quotidien d’une joueuse pro. Les charges d’entraînements, les staffs, le suivi médical n’ont rien à voir, donnant lieu à des confrontations déséquilibrées. Et laissant craindre des blessures, tant les corps ne sont pas sculptés dans les mêmes conditions. Pour l’heure, il n’y a pas encore eu de drames sur les prés britanniques. Le monde du rugby garde encore en mémoire la terrible blessure de Max Brito chez les hommes lors de l’édition 1995. Cet Ivoirien, écrasé sous un regroupement après un plaquage, a poursuivi sa vie tétraplégique, jusqu’à sa mort en 2022.
«Ça serait mentir de dire qu’il n’y a pas de risques. Plus le niveau d’écart est grand, plus ce facteur risque est important», admet Sébastien Imbert, docteur en Staps, rattaché au laboratoire URePSSS (Unité de recherche pluridisciplinaire sport, santé, société), intervenant à la FFR et auteur d’une thèse intitulée «Approche pluridisciplinaire pour identifier les caractéristiques de la haute performance dans le rugby féminin à quinze et à sept». Pour Serge Collinet, «ça devrait justifier le fait qu’on donne les moyens à toutes les nations féminines de bénéficier d’une préparation digne de ce nom, afin de préserver l’intégrité physique» des joueuses.
World Rugby prend en charge les frais de vol et d’hébergement de toutes les équipes pendant la Coupe du monde. Mais au-delà de ces initiatives, la compétition doit accélérer la structuration d’une pratique féminine en forte croissance : près de la moitié des fans dans le monde s’intéressent à la discipline depuis moins de deux ans, selon un sondage réalisé par l’instance internationale. Or pour certains petits territoires historiques comme les Samoas ou les Fidji, où les moyens financiers demeurent trop limités, se développer reste un luxe. «La professionnalisation va mettre encore plus en avant ce déséquilibre financier et malheureusement, il y a peut-être des nations qui vont en souffrir parce qu’elles ne pourront pas évoluer comme les autres», estime Sébastien Imbert. World Rugby envisage de créer un fonds international qui permette aux équipes participantes de bénéficier d’un socle commun minimum de rémunération. Le dispositif serait bienvenu, même s’il doit s’accompagner de projets nationaux.
Des avancées existent tout de même. Dans le sillage des deux nations du haut, une partie de l’étage inférieur s’organise. Le rugby féminin tricolore s’est engagé dans une structuration réelle mais lente. Une série de réformes a eu lieu lors des dernières années pour déboucher, à l’orée de la saison 2024-2025, sur la constitution d’une poule unique, réunissant les dix meilleures factions au sein de l’Elite 1, le championnat domestique.
Les salaires des internationales tricolores sont désormais assurés par la FFR pour une durée déterminée, un ou deux ans renouvelables en fonction des performances, quoique encore à temps partiel (75 %). «Le contrat nous ouvre une nouvelle vie sur le monde professionnel et les entraînements quand on veut, quand on nous le demande», s’enthousiasme Charlotte Escudero, troisième ligne des Bleues et du Stade toulousain. «On s’entraîne beaucoup plus, on est beaucoup plus tournées vers la performance», poursuit-elle. Les contrats convoités par les joueuses sont cependant encore minoritaires, et la plupart d’entre elles doivent jongler avec leurs vies sportive et professionnelle pour gagner leur vie.
Cette Coupe du monde pourrait en outre marquer un tournant pour certaines fédérations. Les Espagnoles ont par exemple paraphé des contrats de six mois pour se préparer au tournoi, censés arriver à échéance en septembre. Leur fédération a déclaré vouloir profiter de l’aubaine et les transformer en temps plein, dans le cadre du plan stratégique «Mujeres en rugby 2024-2027», destiné à faire croître le nombre de joueuses et déployer des académies. «Si les équipes du bas de tableau souhaitent concurrencer, ou poser problème aux meilleures équipes, elles n’auront “pas le choix” de devoir elles aussi changer de statut», anticipe Sébastien Imbert. Ce qui fait dire au rugbyman-chercheur qu’à l’avenir, le niveau global «va encore augmenter, même si c’est un processus qui prend du temps».