«Ceux qui fument et qui boivent de la vodka aident davantage l’État. […] C’est de l’argent en plus pour les chantiers sociaux: le développement des aides sociales, l’incitation à la natalité.» Ainsi s’exprimait en 2010 le ministre des Finances Alexeï Koudrine, chargé de résoudre l’inquiétant déficit russe. Certes, inciter ses concitoyens à l’ébriété solidaire semble particulièrement malvenu dans un pays souffrant déjà d’une forte mortalité liée à l’alcool… Mais cette déclaration est aussi la concession d’une dure leçon historique, que les dirigeants et politiciens russes ont apprise à leurs dépens.
C’est à la fin du Moyen Âge que la vodka fait son apparition sur le territoire. Produit du monde rural, l’élixir de grain est préféré à une eau généralement souillée de bactéries et vectrice de maladies. À partir du XVIe siècle, les tsars monopolisent sa production et sa commercialisation, afin de soumettre la population à leur bon vouloir. Tsar de 1682 à 1721, puis empereur jusqu’à sa mort en 1725, Pierre Ier le Grand, par exemple, oblige les poivrots endettés des tavernes royales (kabaky) à s’enrôler dans l’armée pour payer leur ardoise.
Devant les profits importants qu’elle génère –environ 200 millions de roubles annuels dans les années 1850–, la production de «petite eau» est peu à peu régulée, avec un taux d’alcool uniforme fixé à 40% à la fin du XIXe siècle. Une légende soutient que c’est le chimiste russe Dmitri Mendeleïev, auteur du célébrissime tableau périodique des éléments, qui serait à l’origine de cette standardisation. La vodka fait plus que jamais partie du tissu social russe, servant de monnaie d’échange, arrosant les festivités et scellant les accords commerciaux. À elle seule, l’industrie de l’alcool distillé contribue au tiers des recettes de l’Empire russe.
La croisade sèche du dernier tsar de Russie
Mais cette addiction a un prix. Conscient des ravages que la vodka cause à ses concitoyens, l’empereur Nicolas II en interdit la consommation en 1914. «Nous ne pouvons pas rendre notre prospérité fiscale dépendante de la destruction des capacités spirituelles et économiques de beaucoup de nos sujets», argumente-t-il. Le dernier tsar de Russie a sans doute en mémoire la désastreuse guerre russo-japonaise de 1904-1905, durant laquelle les troupes impériales ivres mortes étaient achevées d’un coup de baïonnette par les Japonais…
«Je pense que nous ne devrions pas suivre l’exemple des pays capitalistes en mettant la vodka et d’autres boissons alcoolisées sur le marché.»
Lénine, lors d’un discours en 1921
Dans l’immédiat, la prohibition de Nicolas II a des effets positifs: la santé s’améliore, la criminalité diminue. On déplore même un manque de cadavres dans les écoles de médecine, où les anatomistes entraînent leurs scalpels maladroits. À moyen terme, toutefois, l’interdiction exacerbe les tensions. Le surplus céréalier est détourné pour faire de l’alcool, conduisant à des pénuries de pain. Les plus assoiffés se tournent vers des alternatives dangereuses: samogon de contrebande, parfums, solvants industriels, élixirs de pharmacie.
À la grogne de la population russe, confrontée à la famine et à la misère, s’ajoute celle d’une partie de la classe dirigeante, privée des revenus qu’elle tire de l’imposition d’alcool. Lorsque la révolution bolchévique enflamme les rues de Moscou et de Petrograd (anciennement Saint-Pétersbourg), en 1917, les troupes de Nicolas II, impayées, se joignent aux émeutiers. Le régime tsariste s’effondre.
Arrivés au pouvoir, les révolutionnaires bolchéviques préfèrent s’abstenir de vodka, à commencer par Lénine ou Léon Trotski, conscients que la boisson a creusé le fossé entre le prolétariat et la bourgeoisie. «Je pense que nous ne devrions pas suivre l’exemple des pays capitalistes en mettant la vodka et d’autres boissons alcoolisées sur le marché car, même si elles sont rentables, elles nous ramèneront au capitalisme et ne nous permettront pas d’avancer dans la voie communiste», exhorte Lénine, au cours d’une conférence politique bolchévique en mai 1921.
Hélas, son successeur sera plus pragmatique. À partir de 1925, Joseph Staline relance cette industrie lucrative pour financer la modernisation de l’URSS à marche forcée. Sous son mandat, la vodka coule à flots et pas seulement dans les soirées arrosées qu’il organise avec quelques collègues du Politburo. Le «tsar rouge» sait que l’alcool adoucit les mœurs de sa population, la rendant plus docile et manipulable.
Un dernier pour la route
Après de timides tentatives de prohibition amorcées par Nikita Khrouchtchev (1953-1964), Léonid Brejnev (1964-1982), puis Iouri Andropov (1982-1984) au cours de la seconde moitié du XXe siècle, Mikhaïl Gorbatchev s’y essaye à son tour en 1985. Le problème est pressant: un sixième de la population russe –soit 40 millions de personnes– est alors considérée comme alcoolique et la consommation d’alcool a doublé en quarante ans. Mettant en place plusieurs mesures radicales, le dirigeant soviétique est confronté à un brusque retour de manivelle lorsque les revenus de l’État s’effondrent et que la population se met à boire de l’antigel, faute de mieux. En 1988, le projet est abandonné.
Depuis la tentative avortée de Mikhaïl Gorbatchev, aucune réforme d’ampleur n’est venue tempérer la consommation de vodka en Russie. Conscients que la liqueur nationale est ancrée dans la vie quotidienne de la population, les gouvernants russes préfèrent aujourd’hui fermer les yeux et empocher silencieusement les recettes fiscales qu’elle génère. Et ce, même si l’espérance de vie masculine russe plafonne à 68 ans (celle des femmes est d’environ 79 ans), soit près de onze années de moins que la moyenne de l’Union européenne pour les hommes.