Samedi soir, le festival Arabesques accueillait au Domaine d’O, l’Orchestre de la Casbah et Kamel El Harrachi, pour saluer le père de ce dernier, Dahmane El Harrachi, figure légendaire du chaâbi algérien, ainsi que le Couscous Clan conduit par Rodolphe Burger pour un hommage à Rachid Taha.

« Ya rayah win m’safar trouh taaya wa twali ». On a entendu deux fois Ya Rayah samedi soir au Domaine d’O. Par deux fois, le public a frappé des mains à tout rompre sur cette pure merveille de tube chaâbi, et chanté de tout cœur pour ceux qui savaient. Qui savaient la langue, et surtout ce qu’elle charriait de l’exil et de l’espoir au départ, et du déracinement et de la mélancolie à l’arrivée : « Ô toi qui t’en vas, où que tu ailles, tu finiras par revenir… »

Un remarquable concert de chaâbi

La première interprétation est arrivée au bout de près d’une heure quarante de concert de l’Orchestre de la Casbah au théâtre Jean-Claude Carrière. Ce dernier est annoncé avec Kamel El Harrachi en vedette, rien de moins que le fils de Dahmane El Harrachi, l’auteur de ladite chanson culte (écrite en 1973, alors qu’il vivait à Paris) et légende du chaâbi (disparue en 1980). Sauf que pendant une heure, dans le théâtre affichant « complet » et « comblé », c’est l’orchestre seul, brillante émanation du Cabaret Sauvage, à Paris, qui a joué les grands airs de la musique populaire algérienne.

Impeccablement interprétés, avec leurs jeux de questions-réponses entre les chanteurs et les musiciens, leurs mélodies bouclées et répétées, leurs rythmiques obsédantes, ces morceaux ont fait oublier le temps ou, selon la proximité de chacun avec l’exil, l’ont ravivé bellement…

Kamel El Harrachi s’est révélé un remarquable interprète des chansons de son père Dahmane.

Kamel El Harrachi s’est révélé un remarquable interprète des chansons de son père Dahmane.
Luc Jennepin – LUC JENNEPIN

Dans tous les cas, on en a oublié le prestigieux – et remarquable ! – soliste qui est arrivé donc un peu tardivement (selon nous), pour une deuxième partie de set consacrée à « essayer d’interpréter les grandes chansons de [son] papa », comme a dit joliment Kamel El Harrachi. Et au final de chanter, magnifiquement, Ya Rayah pour une assistance debout, en transe et en redemande !

Il faut aussi patienter pour profiter de la seconde interprétation, mais avant, ses presser un peu plus pour ne pas louper le début du concert du groupe, qui allait l’offrir. Sauf qu’un festival Arabesques sans un msemmen bien chaud, ça ne se fait, voyez-vous ! Moralité : le groupe a presque fini sa (très belle) reprise de Walk on the wild side du Velvet Underground qui ouvre sa performance dans un amphithéâtre d’O, bien rempli. On se rattrape en pensant en revue les effectifs : derrière, la base du Couscous Clan, le groupe informel que Rachid Taha avait formé avec son copain Rodolphe Burger.

Un joyeux bordel plus ou moins organisé

Si on n’y reconnaît pas le claviériste qui assure le remplacement au pied levé (et super bien d’ailleurs), on remet Maxime Delpierre à la guitare rythmique, Idris Badarou à la basse, Franck Mantegari à la batterie, et Hakim Hamadouche à la mandole et au chant, qui tient (beaucoup) la baraque Couscous Clan. Devant eux, outre le géant alsacien à la guitare et au chant baryton, on trouve Justin Adams, remarquable autant à la guitare rythmique que soliste, Yousra Mansour, chanteuse et instrumentiste (son guembri double manche se pose là !) et enfin Sofiane Saïdi, la star du raï nouvelle génération.

À l’exception de ce dernier qui a semblé chercher sa place une bonne partie du set, et ne plus s’en soucier du tout le reste du temps, tous ces musiciens sont à fond pour l’hommage au regretté Rachid Taha. Si à fond que, on ne va pas se mentir, c’est un peu le bordel ! En même temps on avait espéré du dawa pour Taha, alors on n’est pas déçu. Heureux, même, car l’ancien chanteur de Carte de séjour était punk dans l’âme, le tapage, le tumulte, le barouf, c’était sa came, il aurait apprécié.

Seule femme du Couscous Clan, Nousra Mansour a assuré au micro et au guembri mutant !

Seule femme du Couscous Clan, Nousra Mansour a assuré au micro et au guembri mutant !
Luc Jennepin – LUC JENNEPIN

Certaines interprétations se distinguent. Zoom sur Oum permet à Justin Adams de briller comme il semble tout faire, sans excès mais avec élégance et intensité. La reprise Now or never d’Elvis en arabe et anglais par Nousra Mansour et Rodolphe Burger est chahutée mais savoureuse. Voilà que ça recommence est énorme, dans sa forme (herculéenne) et son fond (elle recule la haine ? Si seulement…). Rock el Casbah, la version arabisée du tube des Clash, est carrément insurrectionnelle : galvanisé, le public est debout ; pour gueuler, c’est mieux ; pour danser, c’est plus facile.

Et vient enfin le moment de Ya Rayah, la chanson donc de Dahmane El Harrachi que Rachid Taha reprit une première fois en 1993 et une seconde fois en 1997, et qui devint un hymne planétaire à la faveur d’une tornade de joie collective (la coupe du monde de foot de 1998) et d’une douce illusion (la France Black, Blanc, Beur). Avec la bénédiction du groupe, le public, ou disons une portion de celui-ci, envahit la scène, on y reconnaît le directeur du festival Habib Dechraoui. La joie est indescriptible ! Dans la foulée, tandis que les spectateurs retrouvent à regret leurs esprits, la version de Barra barra prend la forme d’une courbe exponentielle : lente à monter mais irrépressible, qui enfle, qui enfle, et qui explose sur une rythmique perce-blindage

En rappel, Sofiane Saïfi se décarcasse enfin un peu, et offre une version géniale, euphorisante, d’Abdelkader que Rodolphe Burger assortit de deux couplets chantés en alsacien, du plus bel effet. Après une dernière chanson, collective et joyeuse, le Couscous Clan disparaît en coulisse, et le public s’égaille, qui dans la medina, qui dans la nature. Et l’on se surprend alors en faire autant, en fredonnant Ya Rayah. Parce que jamais deux sans trois. Parce qu’à partir, on finira toujours par revenir. À Arabesques, bien sûr.