Nous sommes des rebelles enracinés dans une science solide, nous pensons de manière créative en dehors des sentiers battus et réinventons l’ingénierie sous l’effet des contraintes économiques.

Site internet de Renaissance Fusion [1], l’an 2025.

Now we are all sons of bitches.

Kenneth Bainbridge à Oppenheimer, juste après l’explosion de la première bombe atomique, 16 juillet 1945.

Lors d’un débat que nous organisions à Grenoble à l’automne 2024 sur le thème de la désertion, nous fîmes la connaissance d’un chercheur nous exprimant ses doutes sur la continuation de son métier. En privé, un peu penaud, il nous confia travailler dans une start-up dont le but était la fabrication d’un réacteur à fusion nucléaire, à Fontaine dans la banlieue de Grenoble.

Au début, nous avions cru que ce chercheur blaguait ou tout du moins devait être un peu mythomane. N’y connaissant quasi-rien dans ce domaine, à part le fait qu’il existe a le projet mondial Iter à Cadarache sur le site du CEA des Bouches-du-Rhône. Nous avions toujours pensé que l’on en était vraiment loin avant la production du moindre watt/heure d’électricité avec ce genre de technologie, véritable usine à gaz high-tech pour technocrate en mal de croissance. Sans compter qu’EDF à Flamanville n’arrive déjà pas à bien faire fonctionner son EPR à plusieurs milliards d’euros [2].

Mais non, le chercheur en questionnement était complètement affirmatif : il nous affirma avec aplomb que d’ici 2030, il y aurait un réacteur à fusion dans la banlieue de Grenoble. Nous étions ce jour-là horrifiés, non par l’annonce, sûrement fantaisiste, mais par le fait qu’une telle abomination soit pensée et conçue par une élite se réclamant de la raison.

On vous propose ici une petite enquête critique sur le feu atomique made in Grenoble, ses fantasmes, ses méfaits et son économie politique.

Une version raccourcie de cette enquête est disponible en kiosque dans le numéro 220 de La Décroissance de septembre-octobre 2025.

La fusion ça fait boum ! (Oups ! Vous êtes morts)

La guerre « chaude » d’Ukraine a eu raison de la diplomatie scientifique [entre l’Europe et la Russie]. Les dégâts sont considérables. Nous avons visiblement changé d’époque (…) Il faut cependant noter que le projet international de fusion nucléaire ITER et la station spatiale international (ISS) sont, eux, maintenus, conformément à la plus basique rationalité scientifique… et à l’ampleur des budgets concernés.

Jean Moulin dans le courrier des lecteurs du Monde diplomatique de septembre 2025.

La fusion nucléaire est ce phénomène ultra-puissant qui se passe dans les étoiles et donc dans notre cher soleil. C’est la réaction qui permet de chauffer de mille feux les petites cailloux spatiaux comme la Terre, et donc permet la vie. Ce phénomène consiste en la fusion d’atomes légers principalement de l’hydrogène et ses isotopes comme le deutérium et le tritium pour former des atomes plus lourd avec dégagement de neutron et de rayonnement, provoquant une réaction en chaîne s’auto-entretenant si la température est de plusieurs centaines de millions de degrés, ce qui est possible dans les étoiles.

Mais voyez-vous, depuis que les scientifiques sont devenus des dieux vivants et la technoscience la religion de notre époque, il ne se passe pas une décennie sans que cette technoscience n’utilise sa puissance d’ingénierie, de conceptualisation et de prédiction pour créer des monstruosités, c’est-à-dire des stances d’existence nouvelles, inédites pour notre petite planète perdue dans l’univers.

On connaissait les délires biotechnologiques, des lapins avec des gènes de méduses fluorescents [3], des maïs OGM fabricant des insecticides ; on connaissait dans le domaine de la chimie, la fabrication de gaz asphyxiant, du napalm, des plastiques, des polluants éternels.

Mais c’est sans doute dans le domaine de la physique des particules que les monstres industriels se sont le plus répandus sur Terre.

En effet, la fabrication de la bombe atomique lors du projet Manhattan créa dès 1942 un certain nombre d’objets inédits, monstrueux : la bombe atomique en tant que telle, mais aussi le plutonium, un atome inédit sur Terre et son corollaire, la radioactivité comme épidémie, dispersée au quatre vents ; et avec, toute une kyrielle de nouvelles maladies et donc de nouvelles « façons » de mourir.

Il fallu attendre encore quelques milliards dépensés et que le progrès technoscientifique avance encore et encore, dans ces villes bunkers à têtes d’ampoules, américaines ou soviétiques, pour qu’un autre fantasme progressiste voit le jour : reproduire l’énergie qui anime le Soleil. Il s’agissait de la suite logique, implacable d’une illimitation monstrueuse.

1er novembre 1952 sur l’atoll d’Eniwetak près des îles Marshall, les militaires étasuniens font exploser un nouveau type de bombe dite « bombe H » pour hydrogène ou « thermonucléaire », qui aura de surcroît un long succès dans les états-majors des pays du sommet [4].

Mille fois plus puissante que la bombe A tombée sur Hiroshima en 1945, c’est un déluge de poussières et de bulles d’eau irradiées qui se propagent sur des centaines de kilomètres à la ronde après les nombreux essais atmosphériques américains, recouvrant comme un voile de mort atomique les atolls, les îles, jusqu’au Japon. Puis les Soviétiques s’y sont mis en Nouvelle Zemble, les Anglais en Australie, les Français en Polynésie, les Chinois dans leurs déserts…. À chaque fois, la Terre entière prit des allures de laboratoire géant. C’est le monde qui est devenu le projet Manhattan [5]. On testa la résistances « du milieu » et « sa résilience » à des doses de chaleur, radioactivité et pression inédites sur Terre. Les particules radioactives faisant plusieurs fois le tour de la Terre, balayées par les vents de hautes altitudes, le poison technoscientifique, radioactif, fut dispersé sans vergogne sur toute la planète lors des quelques 2000 « tests » de bombe H, et cela permit même de comprendre les courants d’air de la stratosphère ! La radioactivité liée aux expériences technoscientifiques a modifié l’ensemble de l’atmosphère terrestre, et cela pour des millions d’années. Merci qui ?

On venait d’arracher à la nature l’un de ses plus grands mystères, celui qui fait briller les étoiles dans l’univers et cela fut notre perte définitive, ancrant la malédiction molochéenne pour tous les humains, pour toute vie sur Terre, pour des centaines de générations : bienvenue, chères téléspectateurs de la Science, dans un film apocalyptique qui est notre destin actuel [6].

Début des années 1950 : les physiciens soviétiques Igor Tamm et Andreï Sakharov [7] de l’Institut Kourtchatov se disent qu’une bombe H n’est rien d’autre que l’énergie du soleil dissipée en quelques millisecondes et que son confinement pourrait produire une énergie quasi-infinie. Mise à part la bombe qu’ils copie des américains, ils réussissent à produire un gaz très chaud d’isotope de l’hydrogène en fusion (un « plasma »), contenu dans un cylindre métallique magnétisé en forme de donut qu’ils nommèrent tokamak [8]. Ces « tokamaks » (il en existe actuellement environ 250) sont des versions à peu près stable d’une bombe H, où la production de neutrons rapides est canalisée par un fort champs magnétique. Si, comme dans une étoile, ce plasma s’auto-entretien sans apport constant d’électricité et maintient sa température à plusieurs centaines de millions de degrés, il pourrait se dégager théoriquement d’un seul gramme d’hydrogène de ce plasma la même quantité d’énergie que celle produite par la combustion de huit tonnes de pétrole !

Inouïe ! se disent les Blouses Blanches, les Képis et les Costards, obnubilés depuis lors par ce fantasme de toute puissance énergétique, nerf de la guerre jancovicienne actuelle.

À la croisée de la physique des particules, de la physique des hautes énergies et du magnétisme, naissent les expériences civilo-militaires de fusion atomique, bombe H et tokamak, souvent issue des mêmes laboratoires comme un rêve mégalomaniaque et mortifère dopé à l’imaginaire de la Science-Fiction. Mais malgré les milliards et les cerveaux de la science, aucune expérience de fusion depuis plus de 50 ans, n’a produit réellement de l’électricité.

En effet, aujourd’hui comme dans les années 1950, et bien que d’énormes progrès techniques aient été réalisés à coups de milliards de dollars, fabriquer du courant à partir de la fusion reste de la pure théorie. Et malgré l’échec technoscientifique, la relance de l’industrie nucléaire et du Green New Deal depuis 25 ans, font que les expériences scientifiques de fusion se multiplient en nombre et en gigantisme.

En cause ? De véritables enjeux financiers à coups de milliards de dollars. Le capitalisme fonctionnant toujours sur la promesse de gains futurs, il a toujour besoin de réels ou fantasmatiques nouveaux espaces à conquérir (fond marins, sous-sol, corps humain, génomique, New Space, nouvelles sources d’énergie, etc). Un véritable délire collectif à base de technolâtrie et de techno-utopisme touchent investisseurs tant privés [9] que publics [10] qui espèrent, d’ici 10 à 20 ans, un retour sur investissement. Retour en argent et en puissance.

Tous les pays nucléaristes, États-Unis, Russie [11], France, Japon, Angleterre, Chine (et Allemagne qui a arrêté la fission mais espère se renouveler dans la fusion) se jettent à corps perdu dans des projets titanesques à plusieurs dizaines de milliards comme le projet Iter (environ 30 milliards d’euros pour produire l’équivalent d’une demi-tranche de réacteur nucléaire pendant 400 secondes !) [12].

Rien ne va pourtant dans ce projet pharaonique (allez voir les photos d’Iter pour voir le gigantisme à l’œuvre). De nombreux scientifiques dont des prix Nobel de physique estiment que ce projet est une pure fantaisie relevant de l’arrogance technoscientifique plus que de la rationalité dont on attendrait la production d’au moins quelques grammes par nos têtes d’ampoules du nucléaire. De plus, il est à constater que ces machines délirantes qui produisent de la spéculation (plus que de l’électricité !) sont surtout très dangereuses. Une telle boule de feu radioactive, même enfermée dans un tokamak, peut devenir instable à n’importe quel moment et de manière imprévisible (ce phénomène est appelé « disruption ») et rendent les expériences très hasardeuses, voir dangereuses pour l’humanité. C’est pas nous qui le disons mais le prix Nobel de physique 2002, le japonais Masatoshi Koshiba, dans une lettre du 10 mars 2003 envoyée au Premier ministre Koizumi :

« Le réacteur nucléaire ITER, qui brûle(ra) du tritium, est extrêmement dangereux du point de vue de la sûreté et de la contamination de l’environnement. Les 2 kg de tritium circulant dans ITER pourraient tuer 2 millions de personnes. Le flux radioactif de 2 kg de tritium est à peu près du même niveau que celui produit par l’accident de Tchernobyl. »

Les nuisances technoscientifiques n’arrivant jamais isolément, le fantasme de la fusion contamina tout le milieu de la tech, et ce faisant multiplia les projets dangereux ou purement spéculatifs-lucratifs. Depuis une dizaine d’années, outres les gros mastodontes internationaux, une flopée de start-upper, anciens chercheurs et ingénieurs en physique nucléaire, ont senti le bon filon de l’agitation capitaliste autour de la fusion et de l’aura qui entoure ces recherches qui pourraient permettre de produire une énergie infinie et sauver la planète (vous connaissez la ritournelle).

Tous proclament fabriquer, pour les années à venir, de petites tokamaks et autres machines magnétisées de plus petites tailles, bien différentes du gros, cher et ringard Iter. Ces start-ups à l’allure futuristes et cool jouent sur les innovations dans les aimants supraconducteurs nouvelle génération et la cryogénie pour faire miroiter des « technologies de ruptures » agençable en une machine à produire de l’électricité.

Il n’y a qu’une seule start-up de ce genre en France et voyez-vous c’est encore dans le laboratoire grenoblois que se passe ce genre de barbarie technoscientifique… on aurait pu s’en douter. Remontons un peu le fil historique pour comprendre le pourquoi de la fusion à la grenobloise.

Grenoble et l’industrie nucléaire, une grande histoire d’amour

L’industrie nucléaire grenobloise est la suite logique de l’industrie de la houille blanche (force hydro-électrique) commencée en 1850 comme augmentation et reconfiguration de la puissance (et du profit) par la soumission de la recherche publique grenobloise ou plutôt sa triangulation dans le tryptique : recherche publique – armée/État – industrie, dont nous avons déjà fait l’histoire dans l’Université désintégrée [13].

Cela commence avec la puissance publique militaro-gaulliste et l’implantation en 1956 de la première antenne en province du CEA, le Commissariat à l’énergie atomique, et de trois réacteurs nucléaires expérimentaux, des laboratoires de magnétisme et de semi-conducteur en environnement radiatif à quelques pas du centre-historique de Grenoble, sur un ancien polygone de tir militaire recyclé en « Presqu’île scientifique ». Comme le dit si bien le directeur du CEA-Grenoble de l’époque, Pierre Corbet, il y a à Grenoble, une espèce proliférante : l’ingénieur nucléaire « dont le caractère industrieux et dynamique a toujours su domestiquer à leur profit les découvertes de la sciences [14]. » entendons, la science la plus en pointe comme la fusion !

S’ensuit la création dans les années 1970 de l’Institut Laue-Langevin (ILL) qui n’est autre qu’un réacteur nucléaire de 58 mégawatts produisant le plus gros flux de neutron du monde pour des expériences en physique théorique pour le Syncrotron (accélérateur de particules) juste à côté. Presque personnes à Grenopolis n’est conscient d’habiter à côté d’un réacteur nucléaire. Et pour cause, les autorités locales et nationales ont toujours évité de parler de l’ILL comme d’un réacteur nucléaire [15], c’est juste un laboratoire de plus. Mais alors pourquoi les pastilles d’iode distribuées aux habitants à côté du site ?

Mais cela ne suffit pas aux technocrates Grenoblois, pantouflant et rétro-pantouflant allègrement entre le CEA et la mairie de la ville ainsi que les autres instances administratives de la vallée.

Fin 1970, début 1980, Hubert Dubedout, maire socialiste (et parmi les premiers chercheurs du CEA-Grenoble) et le CEA souhaitent implanter un tout petit réacteur nucléaire industriel pour alimenter le chauffage urbain de la ville, le réseau de chauffage le plus développé après Paris. Ce projet serait autant une prouesse technique qu’une opération de propagande visant à redorer le blason de l’atome à l’heure d’un mouvement anti-nucléaire puissant et après l’échec du surgénérateur Superphénix situé pas très loin. En outre, ce prototype nommé « Thermos » pourrait permettre de partir à la conquête d’un marché national et surtout international car, voyez-vous, la récente ville olympique de Grenoble (1968) disposait d’une notoriété internationale. En effet, son image de cité bétonnesque et technoscientifique, pilote en matière sociale et novatrice dans de nombreux domaines depuis l’invention du ciment (Vicat) jusqu’au semi-conducteur (implanté à Grenoble dès la fin des années 1950 !) pouvait aussi être favorable à Thermos et à son futurisme assumé. D’ailleurs, les journaux de l’époque parlent de Grenoble et de son atome « au coin du feu [16]. », c’est dire !

Comme d’habitude avec le nucléaire, aujourd’hui avec la fusion, hier avec le projet « Thermos », malgré la mayonnaise médiatico-capitaliste (Le Monde, Libération, etc.), ces monstres industriels sont techniquement très complexes et s’avèrent être des gouffres financiers. Si bien qu’après l’élection de Mitterrand en mai 1981, le 19 juin, la mairie annonçait l’arrêt des études exploratoires. Le projet est remis au placard, les technocrates prenant l’alibi d’un anti-nucléarisme primaire des habitants depuis Superphénix [17].

Venons-en à l’époque actuelle. Le nucléaire n’a bien sûr pas disparu du paysage local avec le CEA en maître, forteresse principale du Moloch grenoblois, suivi de ses start-ups vassales devenues pour certaines des multinationales comme STMicroelectronics et Soitec (dont la technologie permet aux semi-conducteurs d’être résistants aux radiations [18]).

Mais ce n’est pas fini ! Au sud de la ville, Framatome fabrique les éponges de zyrconium pour les centrales d’EDF et les sous-marins à propulsion nucléaire et Arkema produit le perchlorate pour le combustible de la fusée Ariane et le missile nucléaire M 51 (même technologie). Enfin le Cerg test les turbines Arabelle des centrales nucléaires. Cela fait beaucoup pour une ville de taille moyenne mais c’est le cœur (atomique) de la vallée ! Sachez-le, les forteresses grenobloises de Moloch sont atomiques avant d’être électroniques ! Et c’est par elles que Grenoble tire sa puissance technoscientifique à l’internationale.

Enfin, il y a la fusion made in Grenoble. Le CEA-Grenoble en partenariat avec le CEA-Saclay avait déjà construit dans les années 1980 un tokamak expérimental à Grenoble appelée du doux nom de Pétula (pour Pétula Clark ?) afin d’étudier les plasmas d’hydrogène très chauds. Les expériences furent transférées dans le sud de la France (Cadarache, Bouche-du-Rhône) à partir de 1988, là où se concentre depuis, l’essentiel de l’industrie de la fusion en France. Mais de nombreuses compétences restèrent sur place, notamment via l’Institut de recherche interdisciplinaire de Grenoble (Irig) du CEA qui dispose de compétences en cryogénie pour le spatial et la fusion nucléaire. Ses chercheurs ont participé à la fourniture de l’usine cryogénique du tokamak japonais JT-60SA (parce qu’il faut les refroidir ces gros engins infernaux !) et en fourniture du combustible (deutérium) pour des plasmas de tokamaks [19].

C’est dans ce contexte prolifique que Francesco Volpe, chercheur en physique nucléaire de Columbia, expert dans les « stellarators », un type de tokamak plus petit et plus puissant mais difficile à construire, arrive à Grenoble et fonde en 2019, en lien avec le CEA-investissement, sa start-up Renaissance Fusion. Celle-ci est la seule entreprise (65 « collaborateurs ») en Europe dans son domaine, autant dire une pointure !

Créée d’abord avec ses deniers personnels et ceux de ses potes, très vite la start-up qui en jette (on voit que c’est pas des rigolos), obtient 10 millions de l’État (Bpi France) puis lève des fond privés : 15 millions en 2023 puis 32 millions en 2025.

« Pendant vingt-cinq ans, il [Franscesco] a pu expérimenter les différents dispositifs de la fusion nucléaire et faire son choix, raconte Simon Belka. Le “stellarator” lui a semblé le plus adapté pour une production commerciale de l’énergie de fusion [20]. », rapportent Les Echos, illustrant leur article d’une photo de nos chercheurs startupers rebelles, t-shirts et barbes fournies, derrière un tableau blanc rempli d’équations.

Cette start-up se positionne comme l’outsider compétitif (petit budget, mais hargneuse sur un secteur gagné par les américains et leurs usines à gaz financées par de gros investisseurs tel Microsoft). Elle n’hésite pas à choisir des technologies encore non-maîtrisées pour régler les nombreux problèmes que pose le fait d’installer un soleil dans une bobine magnétique immense : aimant supra-conducteur dernière génération gravé au laser, paroi du tokamak en lithium métal-liquide, et récupération du tritium à partir dudit lithium, etc.

La méthode de fabrication, contrairement aux vieux dinosaures comme l’Iter, est dite « incrémentale » : on commence à fabriquer les éléments séparés avec des technologies de pointe, puis on regarde si chaque élément fonctionne séparément, avant l’assemblage complet. Pour nos Grenoblois sûrs d’eux, les prévisions toujours très optimistes tablent sur la réalisation en 2030 d’un réacteur prototypal, petit mais puissant, de 4 mètres de diamètre et produisant 1GW d’électricité soit l’équivalent d’une tranche de réacteur nucléaire classique.

En réfléchissant bien, on se dit que M. Volpe et « ses collaborateurs » sont des gamins inconscients voulant construire une machine expérimentale très dangereuse, dans une agglomération urbaine de 450 000 habitants… Ou peut-être n’y croient-ils pas eux-mêmes et ne sont-ils là que pour faire mumuse avec des aimants et des ordinateurs afin d’empocher le jackpot à plusieurs centaines de millions d’euros ?

Nous n’en savons rien, n’étant pas experts de la question. Toujours est-il que toutes nos interrogations et nos peurs légitimes sont tout de suite balayées d’un revers de main par nos Cravates ouvertes de la Start-up Nation, eux qui ont toujours le dernier mot, nous faisant miroiter les marottes habituelles : Blablabla… sauver la planète…Blablabla… décarbonée… blablabla… infinie… blablabla… propre, etc.

En tout cas, sauver la planète ou sauver Grenoble, il va falloir choisir ! Nous prévoyons pour notre part, de changer de localité si ces expériences se concrétisent !

Mais ce n’est pas tout. Dans une superbe interview d’une heure par la Sfen [21], le lobby du nucléaire civil français, nos héros grenoblois de la transition nous apprennent que leurs expérimentations vont d’ores et déjà avoir des répercussions dans d’autres domaines,- chouettes, le ruissellement a enfin marché ! D’abord pour les IRM avec leurs supers aimants très puissants mais on n’en voit pas encore la couleur. Ensuite, pour le développement militaire et la bombe H, avec la fabrication de l’indispensable tritium [22] à partir du lithium de la parois liquide du tokamak grenoblois. La boucle est donc bouclée : cette technologie initialement militaire transvasée vers le civil, reviendra bientôt sevir aux militaires. Et c’est tout le Triangle de fer français, recherche – armée – industrie, qui s’en réjouit.

La technoscience, stade ultime de la barbarie actuelle

Un puissant cri remplit l’air. Le petit groupe qui avait jusqu’alors été enraciné dans la terre comme des plantes du désert commença à danser, le rythme de l’homme primitif dansant à l’une de ses fêtes du feu à l’arrivée du printemps.

William L. Laurence du The New York Times, décrivant le premier essai nucléaire de l’histoire et la joie des « participants ».

En prenant un peu de hauteur, on peut résumer le tableau de la barbarie nucléaire en disant que les bombes nucléaires autant à l’uranium (bombe A) qu’à l’hydrogène (bombe H) ont permis la création de méga-machines civiles produisant ou essayant de produire des nuisances avant de produire le moindre watt/heure d’électricité. Et en retour, ces centrales nucléaires produisent des matières hautement radioactives qui pourront servir pour la fabrication de bombes atomiques : les centrales à fission produisent de l’uranium appauvri et du plutonium pendant que certains types de centrales à fusion produisent (ou plutôt espèrent produire) du tritium pour la bombe H.

Ces technologies sont donc « duales », c’est-à-dire que la technoscience nucléaire est à la fois civile et militaire, comme les deux faces d’une même pièce. Il n’y a pas à les séparer, jamais. Ne croyez pas ces bonimenteurs en chemise qui vous vendent de l’« Atoms for peace », comme on disait déjà à Genève dans les années 1950.

Armageddon planétaire et énergie infinie dans ces fameux tokamaks chargés d’hydrogène, il n’y a pas à choisir ! Les deux seront au rendez-vous, la question est juste de savoir lequel des deux arrivera en premier… la course est lancée, les paris sont ouverts, on vous laisse miser.

Pour notre part, nous pensons que la barbarie est déjà descendue sur Terre, on ne peut pas imaginer pire que notre monde dont la fin est déjà une donnée acquise et réalisable sur-le-champ. Cette fin est incluse dans chaque bombe produite, dans chaque test réalisé, dans chaque projet nucléaire technoscientifique : avant même une quelconque explosion, la production de ces mégamachines civilo-militaires potentialisent chaque jour un peu plus la fin du monde ; à tel point que nous commençons à frémir rien qu’en y pensant à nouveau.

Oui, ce stade exquis et avancé de la barbarie ne se situe pas dans l’utilisation de tel ou tel artefact technologique, même très meurtrier voire annihilateur comme la bombe H. La véritable horreur se situe dans les cerveaux banalisés de nos chercheurs et dans l’absence de tabou moral qui a vu la création de manière tangible de fantasmes d’omnipotence et la réjouissance du travail accompli et bien fait.

Les scientifiques sont donc trois fois coupables : 1° d’avoir imaginé et promu ces « engins de la Perte » et d’en être fiers. La phrase en exergue de ce chapitre en atteste ; 2° d’avoir participé à leur réalisation ; 3° d’avoir permis leur test qui est un véritable « crime contre l’humanité » par augmentation significative de la radioactivité globale terrestre et la dispersion d’éléments radioactifs pendant des millions d’années sur la Terre entière.

La première inculpation est la pire, elle devrait être sévèrement réprimée, car elle ouvre la porte aux désirs les plus mortifères : il suffit qu’un fantasme malsain soit partagé et souhaité par une petite élite, sous la tutelle matérielle et pécuniaire du Triangle de fer, pour devenir un projet concret d’envergure, avec ses bâtiments, ses machines, ses tokamaks et ses milliards de dollars. Ce crime a comme circonstances aggravantes, l’affreux silence qui l’entoure et les prix Nobel distribués. Ces crimes ont des commanditaires (l’armée, les présidents, les états-majors), des expédients (les industriels, les ouvriers, les militaires) mais surtout des créateurs, les chefs de projets scientifiques, les chercheurs de haut-vol dans les domaines de la fusion, de la cryogénie et du magnétisme et les start-upers qui en veulent plus que tous autres. Toutes ces personnages sont les vassaux de Moloch le Grand, ils sont les barbares des Temps de la fin [23]

Enfin et pour conclure, rappelons que la fusion nucléaire, pointe avancée de cette guerre molochéenne, est la création d’une nouvelle monstruosité industrielle inédite dans l’Univers, une singularité : des soleils plus ou moins « domptés », apparaîtront peut-être, comme par magie, sur une planète, la notre, et cela sans la moindre contingence cosmique. Même nos mots sont inappropriés : comment voulez-vous « dompter » un astre ? Cela n’est possible qu’en rêve ou plutôt en cauchemar. Cette « singularité » cauchemardesque est notre faillite, elle nous tue, soit directement, soit à petit feu.

Écoutons une dernière fois Renaissance Fusion, exemple flagrant de la technoscience vaniteuse : « Nous dissocions l’énergie des combustibles et des émissions en construisant une super-étoile sur Terre. [24] ».

Espérons que les Grenoblois s’emparent de la question du nucléaire dans leur vallée parce qu’ils sont assis sur un bon tas de merde. Et cela sans se laisser berner par les leurres municipaux d’un Eric Piolle, notre ingénieur-CEA-maire, qui n’hésite pas à apporter son soutien inconditionnel au « modèle grenoblois », tout en faisant mine d’être opposé au nucléaire en invitant en avril dernier des rescapés d’Hiroshima :

« C’est avec fierté et émotion que nous avons remis la Grande médaille d’or de la Ville de Grenoble à Satoshi Tanaka, rescapé d’Hiroshima, inlassable témoin de l’horreur nucléaire et militant infatigable pour la paix. [25] »

Pauvre hibakusha, rabaissé une fois de plus, plus bas que terre, par les manipulations politiciennes de l’un des promoteurs du nucléaire grenoblois [26]. Petite question subsidiaire : Les irradiés de la fusion à la grenobloise, pourront-ils eux aussi avoir leur médaille ?

Groupe Grothendieck

Grenoble,

août 2025.

https://ggrothendieck.wordpress.com

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