A peine l’accord commercial entre les Etats-Unis et l’UE entériné, une nouvelle tension entre Washington et Bruxelles surgit. La Commission a infligé à Google une amende de 2,95 milliards d’euros au motif qu’elle aurait faussé la concurrence dans le secteur des technologies publicitaires.
Côté européen, on voudrait voir cet épisode de tension comme illustrant une différence fondamentale entre l’UE, qui privilégierait une approche juridique neutre, conforme à l’Etat de droit, et une Amérique grisée par la politique, prompte à dégainer au prisme de ses intérêts. La réalité est plus nuancée.
Alors que l’UE prenait cette décision au travers d’une administration – la Commission – qui, en tant qu’exécutif, met bien en œuvre, qu’on le veuille ou non des politiques publiques, un juge américain prenait, au soulagement de l’entreprise, une décision écartant l’éventualité d’un démembrement. Qui fait du droit ? Qui fait de la politique ?
S’il est un domaine dans lequel l’UE est constante, c’est dans sa lutte contre les big tech. En 2004, la Commissaire à la concurrence Kroes avait perçu le crédit politique qu’elle pourrait tirer en s’attaquant à Microsoft. Ses successeurs, à des degrés divers, lui ont emboîté le pas, pour une raison simple : la tech étant le domaine où le retard de l’Europe est le plus flagrant, y porter le fer est toujours politiquement payant. Barack Obama, si proche des Européens, n’avait-il pas déclaré le 18 février 2015 : « Internet était à nous, nos entreprises l’ont créé, étendu et perfectionné de telle façon que la concurrence ne peut pas suivre ? Et souvent, ce que l’on présente comme des positions nobles sur ces problèmes n’a pour but que le développement d’intérêts commerciaux. » Plus personne ne conteste ce fait à l’UE. La puissante Direction générale de la concurrence s’y enorgueillit d’avoir agi la première, et souvent seule, contre les big tech.
« Valeurs ». Ces dernières années, la politisation de l’action européenne en matière de concurrence s’est accrue. En matière de technologie, elle fut incarnée par Thierry Breton. Le Digital market act (DMA), la Commission ne l’a jamais nié, a été pensé pour suppléer aux carences de l’article 102 du Traité en matière de lutte contre les positions dominantes. Le Digital Services Act (DSA), dont l’utilisation politique contre le réseau X à l’été 2024 a déclenché une crise entre Bruxelles et l’administration Biden, a été bâti pour protéger les « valeurs » de l’UE sur le net.
Y a-t-il quelque chose de moins « politique » que la protection de ses valeurs ? Si l’on sort de la tech, l’UE a adopté le 12 juillet 2023 une régulation sur les subventions (Foreign Subsidies Regulation) visant à éviter que des acteurs extra-européens subventionnés sur leur marché domestique ne faussent les appels d’offres ou les fusions. C’est louable. Mais plus personne ne fait mine de penser, comme la Commission le prétend, que l’objectif n’était pas la Chine, vue depuis 2019 comme « rival systémique ».
Plus largement, ce nouvel épisode illustre la contradiction dans laquelle se trouve l’UE. Pendant des années, la Commission et les Etats membres ont rejeté la demande portée par Paris d’une utilisation politique assumée du droit de la concurrence. Or, qu’il s’agisse d’aides d’Etat ou de contrôle des fusions, tout l’agenda de cette Commission est marqué par le souci d’en endosser la politisation, c’est-à-dire de réduire la place du droit dans les décisions.
En définitive, deux certitudes subsistent. La première, c’est que la décision de la Commission sera sans doute déférée devant la Cour de Justice de l’UE, laquelle n’oublie pas de faire de la politique quand il s’agit de rappeler son autorité. La seconde, c’est que le vrai choix politique, le juge de paix, c’est ce que décide le consommateur européen. Pour l’instant il donne raison à la capacité d’innovation de la tech américaine.
Bruno Alomar, auteur de La réforme ou l’insignifiance : 10 ans pour sauver l’Union européenne (Editions de l’Ecole de guerre- 2018)