1,8 milliard d’euros. C’est le produit brut généré en 2024 par l’industrie des paris sportifs en France, en progression de 19 % par rapport à l’année précédente. Un succès financier qui cache un fait inquiétant puisque 63 % de ces revenus, soit 1,1 milliard d’euros, proviennent de joueurs en situation d’addiction ou de perte de contrôle. C’est ce que révèle le rapport « Carton Rouge, le marketing agressif des paris sportifs« , publié ce mardi 16 septembre par l’association Addictions France. Le document, fruit d’une longue enquête, lève le voile sur une industrie qui exploite les vulnérabilités de ses clients. Le plus souvent des hommes (89 %) de moins de 35 ans (72 %), mais aussi des jeunes : 20 % des adolescents de 17 ans ont parié en 2024 malgré l’interdiction légale – et notamment ceux issus des quartiers populaires.

Pour les cibler, les différents opérateurs – Winamax, Unibet (FDJ), Betclic, Vbet, Parions Sport (FDJ), PMU Sport – investissent massivement : plus de 670 millions d’euros en campagnes publicitaires en 2024. Sur les réseaux sociaux, des milliers de contenus promotionnels ont été diffusés et ont touché plus de 33 millions d’internautes. Les plateformes de paris en ligne misent notamment sur des influenceurs… qui contournent massivement la réglementation en omettant les messages d’avertissement réglementaires. Un véritable problème de santé publique, alertent les auteurs, qui estiment le coût social du jeu excessif à 15,5 milliards d’euros.

L’effet « dose réponse » de la publicité

Pour établir ce diagnostic, l’équipe d’Addictions France a analysé plus de 3 000 contenus promotionnels sur les réseaux sociaux entre mars 2023 et mars 2025. Elle a aussi créé des comptes fictifs pour tester les algorithmes de ciblage et a commandité plusieurs études auprès de cabinets spécialisés. L’association s’est aussi appuyée sur de nombreuses études scientifiques qui établissent une corrélation forte, voire un lien de cause à effet direct entre l’exposition à la publicité et le développement de comportements addictifs aux jeux d’argent.

« Nous nous appuyons sur des dizaines d’articles scientifiques« , insiste Thomas Amadieu, sociologue spécialiste des jeux de hasard et coauteur du rapport. « Même s’il y a moins de données que sur des drogues comme l’alcool ou le tabac, de nombreux travaux montrent néanmoins un impact « dose-réponse » : autrement dit, plus on est exposé à des publicités de paris, plus on consomme ». A l’inverse, lorsque l’exposition au volume publicitaire diminue, les parieurs réduisent leur consommation.

La spirale destructrice du paris sportifs est alimenté par un marketing "bien rodé" des opérateurs, affirme le rapport.

La spirale destructrice du paris sportifs est alimenté par un marketing « bien rodé » des opérateurs, affirme le rapport.

© / Addiction France

Le spécialiste met notamment en avant un lien particulièrement fort entre l’exposition à des gratifications financières – des bonus, des offres de bienvenue, etc. – et le fait de prendre des paris plus risqués. Or, pour 2025, les opérateurs ont prévu d’investir 695 millions en promotion, dont 59 % en gratification financières (bonus, paris gratuits), affirme le rapport.

Ciblage algorithmique des profils vulnérables

L’une des révélations les plus significatives concerne l’utilisation d’algorithmes exploitant la vulnérabilité des parieurs. Les joueurs identifiés comme à risque – les plus rentables -, sont également ceux qui sont le plus activement sollicités. « A partir du moment où le jeu se fait sur une application ou un site en ligne, tous les comportements des parieurs sont disponibles et deviennent des données mobilisables. L’opérateur sait à quelle heure le joueur se connecte, combien il mise, s’il y a une accélération des pertes, détaille Thomas Amadieu. Nous avons par exemple constaté que c’est lorsqu’un parieur arrête de jouer qu’il est le plus sollicité par des notifications et des paris gratuits qui visent à le faire revenir. » Mais pour bien comprendre l’efficacité de ces stratégies de ciblage, il faut aussi se pencher sur les mécanismes qu’elles exploitent.

« Nous avons dans le cerveau des zones anatomiques qui sont le siège du plaisir et de la satisfaction, explique Amine Benyamina, addictologue à l’hôpital Paul-Brousse et également coauteur du rapport. Ces zones constituent le circuit de la récompense qui nous permet d’interagir avec notre environnement. Quand nous éprouvons du plaisir – en mangeant, dormant, jouant – ces circuits s’activent par la migration de neurotransmetteurs, notamment la dopamine ». Ces mêmes circuits qu’activent les drogues comme l’alcool ou le tabac… mais aussi les jeux d’argent. La différence réside par la porte d’entrée : « Avec le jeu, cela se passe par les voies ophtalmologiques plutôt que par le sang. Mais finalement, c’est bien le circuit de la dopamine qui est stimulé ».

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En revanche, les dégâts sur la santé diffèrent. « Avec l’alcool, on peut développer des cancers, mourir de cirrhose. Pour le jeu, on note des problèmes comme l’insomnie, mais il n’y a pas de commune mesure », poursuit le Pr. Benyamina. L’addiction au jeu n’en reste pas moins redoutable. « J’ai vu des situations détestables semblables à celles des grands alcooliques : des patients qui perdent tout, sont récupérés par leur famille avant de dilapider leur aide financière pour rejouer », ajoute-t-il.

Les adolescents particulièrement vulnérables

La problématique est d’autant plus inquiétante que de nombreux mineurs peuvent tomber dans ce piège du pari sportif. « Or le cerveau humain n’est pas mature avant 23-24 ans, rappelle Amine Benyamina. Et un jeune cerveau est bien plus vulnérable, car plus le contact avec une addiction est précoce, plus le risque qu’elle se développe et se renforce est fort ».

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Et l’encéphale n’est pas le seul point faible des plus jeunes. « Il y a également une vulnérabilité sociale liée à l’adolescence, ajoute Thomas Amadieu. Dans notre enquête Parisjeunes en Seine-Saint-Denis, nous montrons que les jeunes commencent très tôt, à 15 ans ou moins. Les paris sportifs leur font espérer un gain d’argent rapide, alors qu’ils n’ont pas beaucoup de ressources. Ils leur permettent aussi de se valoriser auprès de leurs pairs en tentant de démontrer leur connaissance du sport ». Les campagnes publicitaires exploitent cette croyance en valorisant une supposée importance de l’expertise sportive. « Cette illusion est particulièrement pernicieuse, car contrairement au loto, les parieurs croient pouvoir déjouer l’opérateur grâce à leur connaissance du sport – notamment le football -, alors qu’ils affrontent des traders professionnels », dénonce Thomas Amadieu. « En plus, il y a toujours de l’imprévu qu’il est impossible de maîtriser », rappelle le Pr. Benyamina.

Au-delà de l’âge, les opérateurs déploient aussi des approches spécifiques pour séduire les personnes issues des quartiers populaires. Les campagnes publicitaires adoptent un « langage de quartier », un esthétisme inspiré des « représentations stéréotypées de la banlieue » avec « rappeurs, barres d’immeubles, références à la prison ou scènes de vie devant un kebab », dénonce le rapport. Une stratégie qui transforme « les paris en un phénomène collectif et identitaire », tout en véhiculant un message constant : le jeu comme « ascenseur social », une « voie d’accès rapide à la réussite et à la reconnaissance ». Un discours particulièrement séduisant auprès de populations fragilisées économiquement.

Des conséquences sanitaires et sociales importantes

Selon Thomas Amadieu, les jeux d’argent pourraient coûter à la société jusqu’à 15,5 milliards d’euros par an, soit près de trois fois plus que les recettes fiscales du secteur (6 milliards d’euros en 2021). Une estimation qui intègre les coûts directs (prévention, soins, gestion des dettes) et indirects (impact sur la vie personnelle et professionnelle). Chez les jeunes les plus vulnérables, les conséquences sont particulièrement lourdes. L’enquête ParisJeunes révèle que 98 % des jeunes « vulnérabilisés » ont eu envie de jouer après avoir vu une publicité et près de la moitié se retrouve en situation d’endettement causée par le jeu. 50 % développent des pensées suicidaires et un tiers commet des actes délictueux pour financer leur pratique.

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Face à l’ampleur du phénomène et aux spécificités de cette addiction, la communauté médicale tente de développer de nouvelles approches thérapeutiques adaptées. « Il n’existe aucun traitement médicamenteux vraiment efficace. Nous avons des addictolytiques qui tentent d’agir sur les neurotransmetteurs, mais ils ont des résultats très modestes », déplore Amine Benyamina. En revanche, le travail motivationnel et les thérapies comportementales et cognitives visant à mettre en place un phénomène de déconditionnement fonctionnent mieux. « Les thérapies assistées par ordinateur et les thérapies virtuelles donnent aussi de bons résultats, ce qui est logique puisqu’on s’adresse à des personnes habituées aux écrans », poursuit le médecin.

Appel à une réglementation plus stricte

Les auteurs du rapport proposent donc une refonte complète de la réglementation, sur le modèle de la loi Evin qui encadre la publicité pour l’alcool et le tabac. Les mesures préconisées incluent l’interdiction du parrainage sportif, la limitation drastique des supports publicitaires autorisés, et l’interdiction des stratégies marketing valorisant les paris.

« Laisser l’industrie se réguler seule, c’est accepter que le jeu continue de faire des dégâts parmi les plus vulnérables », estiment les chercheurs. Une position que partage l’Autorité nationale des jeux, dont la présidente Isabelle Falque-Pierrotin réclame « une législation plus stricte » tout en déplorant les moyens limités dont elle dispose. « Huit personnes et demie pour contrôler tous les opérateurs de jeux d’argent, c’est insuffisant », indique-t-elle. Plusieurs pays ont déjà pris des mesures. L’Italie a interdit toute publicité pour les jeux d’argent en 2018. La Belgique suivra en 2028.

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