C’est un phénomène qui interpelle autant qu’il inquiète. Si la consommation d’alcool chez les jeunes est moins forte qu’il y a 10 ans, les comportements à risques, eux, ne faiblissent pas. Après le “binge drinking”, terme anglo-saxon utilisé pour qualifier une « alcoolisation ponctuelle importante », place à la “drunkorexie”, un néologisme né de la contraction de drunk (signifiant “être ivre”) et anorexie. « Il s’agit d’un ensemble de comportements alimentaires à risque qui incluent des formes de restriction pendant, avant ou après la consommation d’alcool », explique Ludivine Ritz, maître de conférences en psychologie-neuropsychologie à l’Université de Caen Normandie.
Ces comportements visent plusieurs objectifs, notamment atteindre l’ivresse plus rapidement, et/ou contrebalancer les calories apportées par l’alcool ingéré. Certains se font vomir ou prennent des laxatifs, d’autres se privent de manger. D’autres encore font de l’exercice physique dans l’objectif de perdre du poids. Des profils inquiètent particulièrement : « Certains jeunes vont pratiquer la “drunkorexie” parce qu’ils ne sont pas bien, ont des symptômes d’anxiété, de dépression ou une mauvaise estime d’eux-mêmes. »
« Manger, c’est tricher »
Le phénomène n’est pas totalement nouveau : le terme est apparu pour la première fois en 2008 dans les colonnes du New York Times. Mais en Europe et en France, ces pratiques n’ont commencé à être étudiées que récemment. Les premières données sont inquiétantes : « On s’est rendu compte que le comportement concerne a priori un jeune consommateur sur deux », alerte Ludivine Ritz. La “drunkorexie” est surtout observée chez les lycéens et les étudiants : elle apparaît chez les adolescents âgés de 13 ans et s’observe jusqu’à 25 ans. « Les études qui sont conduites chez les adultes montrent que plus on avance en âge, plus la fréquence du comportement diminue », pointe-t-elle.
La devise “manger c’est tricher”, souvent clamée dans les soirées étudiantes, illustre bien le phénomène. Et l’enseignante-chercheuse alerte sur la banalisation de ces comportements auprès des jeunes, qui ne les perçoivent pas comme problématiques. « Pour certains, c’est une sorte de routine. Cela devient normal le jeudi en début de soirée de ne pas manger avant d’aller faire la fête. Ou le lendemain matin d’aller faire du sport ou de pas déjeuner pour contrebalancer les calories », note la maître de conférences.
L’influence des réseaux sociaux
Dans cette affaire, les réseaux sociaux jouent un rôle central. Tout d’abord car ils véhiculent des diktats de beauté, font l’éloge de la minceur pour les filles et de la musculation pour les garçons. D’autre part, ils banalisent le phénomène, voire l’encouragent : « Sur certains réseaux sociaux comme TikTok, Snapchat ou même YouTube, on peut trouver des modes d’emploi de la “drunkorexie” », observe Ludivine Ritz. Et d’ajouter : « Pour certains, ça a quelque chose de glamour, de fun, et donne un sentiment d’appartenance. Il y a quand même une injonction assez forte dans les soirées à consommer de l’alcool. »
Sur TikTok, les témoignages abondent : « Pas manger de la journée avant d’aller en boîte pour finir bourrée plus vite et donc payer moins de verre », écrit une utilisatrice. « Ne faites pas ça, je le faisais jeune et je l’ai toujours regretté, risques d’amnésies, vomissements assurés, bref mauvaise soirée en perspective », met en garde une autre internaute. Sur son compte @angel_addict suivie par plus de 20 000 personnes, une jeune femme raconte son parcours d’ancienne alcoolique. « Vous êtes beaucoup à me demander comment on sait qu’on a un problème avec l’alcool », introduit cette dernière. Elle décrit ensuite ce qui s’apparente à de la “drunkorexie” : « Quand j’étais jeune, j’avais tellement envie de garder mon euphorie, je n’avais pas envie de manger pour garder cet effet. »
Quels dangers ?
Si les scientifiques français sont encore en train d’étudier les conséquences de ces comportements, ils savent qu’ils ne sont pas sans danger. « À terme, le risque, c’est que ces jeunes développent un trouble des conduites alimentaires (TCA) », développe Ludivine Ritz, maître de conférences en psychologie-neuropsychologie. Chez ces jeunes adultes, consommer de l’alcool afin d’atteindre des niveaux d’ivresse peut aussi altérer un cerveau encore en maturation. Sans oublier les conséquences immédiates : « Ils sont plus à risque d’avoir des rapports sexuels non consentis, d’être victime de violence ou d’avoir des black-out plus importants. »
Pour Ludivine Ritz, la prochaine étape est claire : il faut passer de la documentation scientifique à l’action collective et aux politiques de santé publique.